samedi 27 novembre 2010

Pas une maladie !


A cinq mois et demi, ma grossesse commence à vraiment se voir. Travaillant dans un milieu plutôt masculin, je craignais un peu que de mauvaises réactions, mais à part quelques blagues pas drôles (t'as qu'à rouler, t'iras plus vite !), ça se passe super bien. En fait, je me fais chouchouter. Je pourrais râler au paternalisme, à la condescendance, mais j'ai juste l'impression que c'est de la gentillesse et j'apprécie.
On m'a aussi globalement épargné les clichés sur la grossesse, type les vannes sur les hormones. En même temps, j'ai bien fait comprendre à tout le monde que je ne supportais pas qu'on remette ma clarté d'esprit en doute. Mais il y a une phrase stéréotypée que j'entends souvent, même si ce n'est jamais dit sur une intention méchante : "la grossesse n'est pas une maladie !". La dernière fois qu'on me l'a sortie, je comparais le congé maternité marchait à un congé maladie de longue durée du point de vue de la sécu. Je l'entends aussi quand je parle des caisses prioritaires pour les femmes enceintes et ceux qui ont des soucis médicaux. C'est une réaction épidermique qui vient des hommes comme des femmes. Si je comprends bien et partage l'idée, la virulence avec laquelle cette phrase est généralement prononcée me choque.

Je me pose beaucoup de questions quant à la signification de cette phrase. La grossesse est quand même assez lourdement médicalisée : rendez-vous chez le gynéco tous les mois, tests sanguins et urinaires à répétition... Au moindre souci, on vous envoie chez le gynéco voire aux urgences pour vérification, et si vous hésitez, vous vous faites engueuler et traiter d'irresponsable (ça m'est arrivé à ma première grossesse). La grossesse est un moment fortement médicalisé de la vie d'une femme. J'ai quelquefois l'impression que c'est trop, mais quand je vois les statistiques de mortalité maternelle et infantile dans le monde, je me dis que ça vaut sans doute mieux. Peut-être qu'on pourrait faire des progrès du côté de la délicatesse du personnel médical pour ne pas stresser les patientes, c'est tout. En tout cas, il me parait normal de tracer des parallèles avec une situation de maladie, sans pour autant considérer que c'est la même chose.

Pourquoi est-ce ce rapprochement entre grossesse et maladie est-il si choquant ? La maladie est donc une honte, une truc crade qui ne saurait, en aucun cas être rapproché sémantiquement de la grossesse, ce qui est considéré comme un moment de grâce absolue ?

Je ne suis pas de celles qui s'éclatent à avoir un polichinelle dans le tiroir. J'adore mon fils et j'aime déjà à la folie le petit bout qui verra le jour bientôt ; je fais et ferai de bon cœur tous les efforts nécessaires et même plus pour la santé et le confort de mon bébé. Il n'empêche que ce n'est pas marrant d'être encombrée par ce bide vaguement douloureux, d'aller pisser toutes les 5 minutes, de ne pas pouvoir manger ce qu'on veut sans conséquences, sans compter les effets secondaires peu ragoûtants dont je suis victime et dont je ne parlerai pas ici par pudeur. Je ne vois vraiment pas comment on peut sacraliser cet état.

La maladie est un dysfonctionnement du corps, la grossesse un processus normal. Ce sont bien deux choses différentes que je ne compare pas. Néanmoins, dans les deux cas on passe par l'hôpital, on se frotte au personnel médical condescendant ou génial, on lutte avec la sécu et on galère physiquement. J'aimerais juste qu'on désacralise la grossesse et qu'on cesse de considérer la maladie comme quelque chose de sale ou honteux. Dire que la grossesse n'est pas une maladie serait alors une évidence qui ne serait plus prononcée d'un air scandalisé.

Les photos sont de Anne Geddes.

jeudi 25 novembre 2010

25 novembre, journée internationale contre la violence faite aux femmes

Aujourd'hui 25 novembre, c'est la journée internationale contre la violence faite aux femmes. Je suis toujours un peu dubitative quant à l'utilité des "journées internationales contre ceci-cela", mais bon, tout est bon à prendre pour marteler (encore) le message.

Petite revue de presse, d'abord.
Le Monde propose un article qui rappelle l'état des lieux. "654 000 femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques ou sexuelles en 2009, près de 20 000 de plus qu'en 2008. Et pour la moitié d'entre elles, ces violences ont eu lieu au sein même de leur foyer, selon les chiffres de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. L'an passé, 140 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint, selon le ministère de l'intérieur. Soit une femme tuée tous les deux jours et demi." La campagne nationale contre le viol et la campagne lancée par Ni Putes Ni Soumises (la journée de la jupe) sont citées.
Libération aborde également le sujet du point de vue des victimes, citant des progrès qui ont été faits dans la lutte contre les violences conjugales et la nécessité de ne pas abandonner le combat.
Des spots pas mal du tout sont visibles sur le site Publigeekaire (lien que j'ai trouvé par le blog Plafond de Verre).

Deux initiatives font donc parler en ce 25 novembre. La campagne La honte doit changer de camp dont je parlais hier, et la journée de la jupe.
La première est l'objet d'un franc succès, la pétition recueille à ce jour plus de 10000 signatures (la preuve que ça marche, le serveur est surchargé). Il y a bien sûr quelques réserves (comme celles d'Anaïs en commentaire à mon billet précédent), que ce soit de personnes craignant qu'on mette tous les hommes dans le même panier, de personnes refusant qu'on tombe dans la victimisation à outrance, voire de vrais salauds (des fois, je lis encore les commentaires des articles du Monde pour voir à quel point certains peuvent être cons).
La seconde a l'air de bien marcher aussi, près de 150000 personnes ont déclaré, sur la page Facebook, participer à l'événement. Une tribune de Sihem Habchi, présidente de Ni Putes Ni Soumises, dans Le Monde, explique le pourquoi du comment. Il s'agit de porter une jupe en solidarité pour les filles des banlieues (celles que l'association défend) qui se font insulter, voire battre, lorsqu'elles osent montrer leurs jambes. Cette initiative est très décriée. J'en veux pour preuve un billet de Sandrine Goldschmidt : le vraie libération n'est pas de conquérir le droit de mettre une jupe mais de s'habiller comme on veut. L'appel à porter un symbole de féminité dont les femmes ont longtemps cherché à se libérer n'est guère heureux si on le sort de son contexte. L'erreur de NPNS est à mon sens de ne pas assez rappeler leur contexte de lutte et de ne pas tenter d'inscrire ce contexte dans le schéma social global du système patriarcal qui est dénoncé depuis plusieurs décennies par les mouvements féministes.

Personnellement, je suis restée en pantalon. D'une part parce que ça caille sévère, d'autre part parce que j'ai horreur des jupes et que je ne supporte pas qu'on m'emmerde pour en mettre une. La pression pour être féminine, j'en bouffe tous les jours. Alors me geler les miches, me faire reluquer les jambes et me prendre des remarques à la con, non merci. Je ne crois pas que ce soit une initiative constructive : la plupart des gens connaissent la gravité de la situation en banlieue et s'en foutent. On n'a pas besoin d'interpeler le grand public mais de le responsabiliser. Alors filez-moi toutes les pétitions que vous voudrez, je signe, envoyez-moi des infos, je relaye, mais ce genre de gestes inutiles et non constructifs, non merci.

mercredi 24 novembre 2010

Campagne nationale contre le viol



Une campagne nationale contre le viol est lancée aujourd'hui à l'initiative d'Osez le Féminisme, du CFCV et de Mix-Cité. Elle est soutenue par de nombreuses personnalités et une pétition a été lancée. J'ai copié-collé ci-dessous le message d'accueil du site :

La honte doit changer de camp !

CHAQUE ANNEE EN FRANCE, PLUS DE 198 000 FEMMES SONT VICTIMES DE VIOL OU DE TENTATIVE DE VIOL.
75 000 SONT VIOLEES.
JE SUIS L’UNE D’ELLES, JE PEUX ETRE L’UNE D’ELLES


Je vous invite à consulter de toute urgence le site www.contreleviol.fr, la page Facebook, ou à suivre le profil Twitter. On y rappelle que, contrairement aux idées reçues, "Le viol n’a rien à voir avec un désir soi-disant incontrôlable" et que "En France, on estime que seulement 2% des violeurs sont condamnés". J'ai reproduit ci-contre l'affiche de la campagne.









Le site propose en outre :


Signez la pétition et faites circuler l'information !

mardi 23 novembre 2010

Ca ne passerait pas ?


Parmi les liens qui circulent sur Facebook, je viens de tomber sur celui-ci : le top 48 des pubs qui ne seraient jamais autorisées aujourd'hui (en anglais). Elles sont classées en plusieurs catégories, sexisme (catégorie particulièrement fournie), tabac, alcool, racisme, bébés/enfants et autres.
En ce qui concerne le tabac et l'alcool, les pubs font apparaître le produit d'une manière tellement positive, utilisant quelquefois des enfants ou le Père Noël, que c'est très choquant. Merci la loi Evin.
Celles concernant les bébés et les enfants sont particulièrement atroces. Ma fibre maternelle patiemment tissée par le matraquage publicitaire des jouets pour p'tites filles en rose a du mal à s'en remettre.
Je suis très contente, en voyant les pubs racistes, de constater à quel point on a avancé. On en rigolerait presque, en se demandant comment les gens ont pu être aussi bêtes. Ce qui ne veut pas dire que le racisme est éteint, loin s'en faut.

Quant aux pubs sexistes... A première vue, les choses ont bien changé. Vraiment ? Les vieilles pubs présentaient les femmes comme des ménagères, des objets à séduire, légitimaient la violence à notre encontre ? Que dire alors des publicités (quelquefois même financées par les instances publiques, comme en particulier dans le cas du Cantal) dénoncées sur le blog d'Emelire ? Elles sont peut-être moins directes, camouflent leur violence sous un esthétisme qui se veut travaillé, mais le fond du message est le même. Une différence notable : on verra plus de pubs présentant les femmes comme des objets sexuels qu'autrefois, certes. Comme progrès, on fait mieux.


Tout ceci m'amène une question : pourquoi donc a-t-on pu progresser socialement contre le racisme, mais pas contre le sexisme ? Est-ce parce que les femmes ne se bougent pas autant que les victimes de racisme ?

vendredi 19 novembre 2010

La dignité des femmes en prison

Vous l'aurez peut-être remarqué, je lis beaucoup lemonde.fr. Le site met aussi en avant des blogs tenus par des invités. Je lis très régulièrement certains d'entre eux : l'actu en patates de Martin Vidberg, Dentelles et Tchador dArmin Arefi, le Veilleur de Jour... Ce dernier blog met en avant les nouvelles qui sont généralement tues par les médias.
D'après le Veilleur de Jour, donc, la prison pour femmes de Strasbourg propose désormais des soins de beauté aux détenues. La justification ? "Pour Alain Reymond, le directeur de la maison d’arrêt, il s’agit « de redonner aux femmes une dignité qu’elles croient avoir perdue »." Monsieur Reymond, vous me devez un café et un clavier.

Je ne suis pas sadique, et je ne pense pas qu'on doive martyriser les personnes qui se retrouvent en prison. La punition est la privation de liberté, c'est déjà très violent, plus que ce qu'on pourrait croire, et c'est pas la peine d'en rajouter. Plutôt que de mettre en place ce genre d'initiatives ponctuelles, il faudrait revoir à fond le système. Mébon, on ne vit pas au pays des Bisounours et les initiatives ponctuelles, c'est tout ce qu'on peut financer.
Alors oui, il me parait important de rendre un peu de dignité aux prisonniers. Je crains cependant de ne pas être d'accord avec M. Reymond sur ce qu'est la dignité des femmes.

Je suis heureuse que quelques chose soit fait pour ces femmes, même si autre chose aurait été sans doute plus utile et plus sain. C'est uniquement la justification du directeur de la prison qui me choque.
Etre digne, pour une femme, c'est donc être belle ? C'est se faire arracher tous les poils pour ressembler à une gamine prépubère, se tartiner la tronche de crèmes qui coutent les yeux de la tête et ne servent pas à grand-chose, se limer les ongles pour qu'ils ressemblent à des griffes handicapantes et cassantes ? Je ne vois pas ce qu'il y a de digne à se déguiser (au terme d'un processus long et douloureux) en une poupée peinte. Je perds sans doute mon sens de la mesure, mais la notion de soin esthétique m'évoque plutôt les filles qui passent des heures à se transformer pour donner à quelques sales types l'envie de m'arroser la figure de sperme, ce qui ne fait pas vraiment partie de ma conception de la dignité.
Il y quand même beaucoup de problèmes à régler pour la dignité des prisonnières avant de leur coller des concombres sur les mirettes, non ? Etre présentable, agréable à regarder, désirable, serait donc un besoin essentiel des femmes ? Et les prisonniers, alors ? Ils n'ont pas le droit ni l'envie d'être beaux ?
Il ne manquerait plus qu'elles fassent un calendrier...

jeudi 18 novembre 2010

D'une pierre deux coups

J'ai été interpelée aujourd'hui par la tribune d'Azouz Begag dans Le Monde.


Rappelons que M. Begag est chargé de recherche au CNRS et ancien ministre délégué à l'égalité des chances du gouvernement de Villepin.

Le dernier remaniement du gouvernement n'est pas un progrès pour la parité : 11 femmes pour 31 membres. On voit cependant arriver des représentants, en l'occurrence des représentantes, des minorités injustement écartées habituellement des instances dirigeantes françaises, tant politiques qu'économiques. Après Rachida Dati, Rama Yade et Fadela Amara, Jeannette Bougrab rejoint le gouvernement. Nicolas Sarkozy fait donc d'une pierre deux coups en nommant à la fois des femmes et des minorités (j'en profite pour rappeler qu'on ne peut qualifier les femmes de minorités, on est plus de 50 % de la population quand même !), histoire qu'elles servent de bouclier à la fois contre les accusations potentielles de racisme et de machisme. Ca va finir par se voir, quand même... Mais il ne faut pas se priver de se réjouir de voir des personnes issues de catégories de la population habituellement muselées accéder à des postes de pouvoir.

Le rôle d'alibi de ces femmes est bien dénoncé par M. Begag au début de sa tribune. Les "étrangères", on les tolère quand elles se taisent : d'après lui, Rama Yade et Fadela Amara étaient trop voyantes, bien trop causantes pour le gouvernement, au contraire de Nora Berra qui y est restée. M. Begag s'interroge ensuite sur le choix de ne représenter les minorités qu'à travers des femmes : "Ce n'est pas fortuit si ce ne sont que des femmes issues de l'immigration que Nicolas Sarkozy a promues au gouvernement." Je veux bien le croire, rien n'est fortuit en politique !

J'aurais naïvement pensé que le président a juste cherché à faire d'une pierre deux coups, comme je le disais plus haut. Pour M. Begag, ça va plus loin. "Cet affichage doit satisfaire l'électorat majoritaire pour qui les femmes d'origine immigrée ont une meilleure image que les hommes. Elles inspirent moins d'inquiétude." Là encore, je veux bien le croire. Aux yeux des racistes, une femme d'origine étrangère qui ne porte pas le voile représente l'intégration réussie, le "bon arabe", quoi. Et si en plus elle est jolie, ça décore avantageusement les marches de l'Elysée... Ce choix flatterait les racistes et les machos, beurk.

Mais comment réagissent les personnes d'origines étrangères ? Sont-elles satisfaites d'être enfin représentées ? "Au sein de la population arabo-musulmane de France, cette féminisation exclusive de l'intégration des minorités passe mal. Elle a un goût amer de provocation. Elle symbolise aux yeux de beaucoup une émasculation, une volonté de créer une image de vous qui vous paralyse, qui vous fait honte de ce que vous êtes, tellement elle est mauvaise..." Rien que ça ! Que les minorités soient représentées par des femmes est une "émasculation", l'image donnée par ces femmes "fait honte", "elle est mauvaise" ! Que ce soit un cliché de plus, que ce soit une image réductrice, je veux bien. Mais une telle violence dans les mots est puante. Que signifie cette phrase ? Est-ce une description du ressenti de toute la population arabo-musulmane (à laquelle fait partie M. Begag, il faut donc qu'il assume ces paroles), femmes comprises ? Ou une description du ressenti de quelques personnes qui exagèrent à peine ?

Que le choix de ces femmes soit une ènième manifestation du manichéisme "bon immigré/mauvais immigré", et que ce soit grave, je peux le concevoir. Mais est-ce que la seule raison ? Est-ce que ça veut dire forcément que les autres sont tous considérés comme des terroristes/exciseurs/polygames ? M. Begag n'hésite pas à l'écrire, sans aucun sens de la mesure.

Et il en rajoute : "Cette féminisation de l'élite politique issue de la diversité a accru le sentiment d'éviction des jeunes Arabes, alors que depuis trois décennies ce sont eux qui subissent la plus grosse charge des vexations, des humiliations et des violences sociales et économiques." J'aimerais avoir des faits pour étayer cette phrase. Les jeunes filles arabes ne souffrent pas de violence sociale et économique ? Stigmatisant Ni Putes Ni Soumises, se souvient-il de la raison pour laquelle l'association existe ?
Remarquez que nous sommes passés de "la population arabo-musulmane de France" à "des jeunes Arabes". Mais finalement, de qui parle cet article ? Qui interprète de manière si manichéenne et démesurée le choix de ces femmes ? Quelques gamins, une majorité des immigrés ou M. Begag lui-même ?

Continuons : "Ces nominations marquent une nouvelle étape dans les prérequis exigés des enfants de l'immigration désireux de faire carrière en politique : qu'ils soient des minorités invisibles et silencieuses." Jeannette Boughrab est donc silencieuse ? Elle a pourtant fait couler un peu d'encre quand elle a dirigé la HALDE... Invisible ? J'en doute. A moins que ce ne soit tout ce que retient M. Begag d'une femme politique... J'imagine qu'il veut dire que ces femmes sont poussées à être silencieuses (invisibles, non, en tant qu'alibi, ce serait absurde, et on ne peut pas dire que Rachida Dati et Rama Yade ait été invisibles), mais sa formulation est au mieux maladroite.

Il y a sans doute un fond de vrai dans ce que dit M. Begag, mais les conclusions qu'il en tire me font me demander s'il ne serait pas simplement jaloux d'être écarté du gouvernement alors que les gonzesses, elles...

lundi 8 novembre 2010

La tendresse selon Milan Kundera

Picasso, Paul dessinant (illustrant La Vie est Ailleurs de Milan Kundera, Folio 834)


En lisant La Vie est Ailleurs de Milan Kundera, je suis tombée sur un passage qui m'a fait réfléchir.

Le livre est la biographie d'un poète fictif, Jaromil. Couvé par sa mère qui reporte pour lui son manque d'amour (cet aspect du livre est remarquable de sensibilité, le personnage de la mère abusive n'est, pour une fois, pas traité comme un monstre mais on le comprend), Jaromil est un amant abusif, et jaloux. Il idéalise les femmes comme il idéalise l'amour.
Le passage en question se situe peu après la seconde guerre mondiale, avant sa première expérience sexuelle, alors qu'une jeune fille vient de poser sa tête sur son épaule. Ce geste l'a bouleversé et le narrateur en profite pour faire une parenthèse précisant la perception qu'a Jaromil du corps féminin.

Ce corps était au-delà des limites de son expérience et, pour cette raison précisément, il lui consacrait un nombre incalculable de ses poèmes. Combien de fois n'est-il pas question du sexe de la femme dans ses poèmes d'alors ? Mais par un effet miraculeux de la magie poétique (la magie de l'inexpérience), Jaromil faisait de cet organe génital et copulateur un objet chimérique et le thème de rêveries ludiques.
Par exemple, dans un de ses poèmes, il parlait d'une
petite montre qui fait tic-tac au centre du corps féminin. [...]
Et dans un autre poème, les jambes de la jeune fille se muaient en deux fleuves qui se rejoignaient ; il imaginait à ce confluent une mystérieuse montagne qu'il désignait d'un nom inventé à consonance biblique : le mont Seïn.
Ailleurs encore, il parlait du long vagabondage d'un vélocipédiste (ce mot lui semblait beau comme le crépuscule) qui roule fatigué au milieu du paysage ; ce paysage est le corps de la jeune fille et les deux meules de foin où il voudrait dormir sont ses seins.
C'était tellement beau, vagabonder sur un corps féminin, un corps inconnu, jamais vu, irréel, un corps sans odeur, sans points noirs, sans petits défauts, sans maladie, un corps imaginé un corps qui était le terrain de jeu de ses rêves !
C'était si charmant de parler de la poitrine et du ventre féminin sur le ton dont on dit des contes de fées aux enfants; oui, Jaromil vivait au milieu de la tendresse, qui est le pays de l'
enfance artificielle. Nous disons artificielle, parce que l'enfance réelle n'a rien de paradisiaque et n'est pas tellement tendre non plus. [...]
La tendresse, c'est la frayeur que nous inspire l'âge adulte.
La tendresse, c'est la tentative de créer un espace artificiel où l'autre doit être traité comme un enfant.
La tendresse, c'est aussi la frayeur des conséquences physiques de l'amour ; c'est une tentative de soustraire l'amour au monde des adultes (où il est insidieux, contraignant, lourd de chair et de responsabilité) et de considérer la femme comme un enfant.


Le corps féminin apparait à Jaromil comme une manifestation universelle de la Nature, dans toutes les dimensions temporelle et spatiales. Mais c'est une nature idéalisée, expurgée de ses défauts, douce, sans danger, maternelle, accueillante. Elle est à la fois repère et refuge, origine et objectif. La tendresse, ici, est un amour idéalisé, entre l'amour qu'on voue à une mère rassurante et celui qu'on ressent pour une amante inatteignable.

Illustration de W. Siudmak utilisée en couverture de La Planète aux Vents de Folie de Marion Zimmer Bradley

Cette vision naïve ne me parait pas si anodine qu'on pourrait le croire au premier abord. Elle est à inscrire dans une logique paternaliste, où les femmes sont traitées comme des enfants, pas seulement pour les asservir en prétextant leur stupidité et leur fragilité, mais aussi pour les figer dans un modèle idéalisé, éternel. Les défenseurs du système paternaliste ne sont pas tous des salauds, ils peuvent aussi être des enfants qui ont grandi sans accepter de quitter ce pays du tendre, d'assumer leur humanité et ses petits désagréments. Devant le réalité de la vie, les trahisons de l'amour, les défaillances du corps humain, les menaces de la nature, ils paniquent et, à défaut de pouvoir pleurer dans le giron de leur maman qui n'est pas si rassurante qu'ils le souhaiteraient, ils tentent de se réfugier dans de fantasme de cet "éternel féminin".
Cette vision est aussi à relier à la pression que subissent les femmes pour effacer toutes les imperfections de leur corps, pour les rendre imberbes comme ceux d'un enfant, harmonieux comme un paysage, et ce éternellement. Ces corps sont à exhiber, pour que l'œil puisse en prendre possession et ainsi s'enrichir du fantasme incarné par ces personnages déshumanisés.

J'admire cette lucidité chez Milan Kundera. Il ne dénonce pas la situation, le sujet du livre est la poésie, qu'elle soit morale ou non, mais la suite de l'histoire, le comportement de Jaromil adulte, suffisent à laisser au lecteur le goût amer que le pathétisme du personnage impose.