dimanche 3 mai 2009

Mémoires d'une jeune fille rangée

Il n'y a rien d'étonnant à ce que Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir m'aie attiré, ni qu'il m'aie plu. Le récit autobiographique de Mme de Beauvoir ne pouvait être autre chose que l'histoire, forcément jouissive, d'une jeune fille refusant un absurde ordre établi. Il serait néanmoins stupide de réduire cet admirable ouvrage à cette simple dimension.

Je disais récemment au sujet d'Harvey Milk qu'avant de tenter de changer le monde, il fallait se changer soi-même. Ce premier tome des mémoires de Simone de Beauvoir ne montre pas les actions qu'elle a entreprises mais comment l'auteur s'est rendue compte de l'incohérence de la société dans laquelle elle vivait, comment elle a pu y échapper, et à quel prix.
Simone de Beauvoir est née dans une famille bourgeoise parisienne. La Première Guerre Mondiale lui a appris le patriotisme, sa mère la religion, son père l'amour de la littérature. Cependant, son père se ruine peu à peu, et finit par ne plus pouvoir doter ses filles : elles ne pourront être mariées, elles auront à apprendre un métier pour vivre. Les résultats exceptionnels de Simone à l'école sont à la fois une fierté et une déchéance pour sa famille ; décontenancée par le comportement de a famille, isolée des autres par cette situation singulière et désireuse, elle-même, de vivre la vie qu'elle a choisie, Simone de Beauvoir met en place dans la souffrance les bases de sa pensée. Evidemment, elle rencontrera Sartre, ce qui la fera beaucoup évoluer, mais ce ne sera pas avant d'avoir rejeté d'elle-même une bonne partie des idées reçues de son milieu d'origine.

Ayant quelque peu souffert à la lecture du Deuxième Sexe, je redoutais cette rencontre avec Mémoires d'une jeune fille rangée. J'ai été agréablement surprise par le style de Simone de Beauvoir qui se prête mieux au récit qu'à l'essai. La lourdeur de la démonstration nous étant épargnée, restent la poésie et la justesse du trait.
Lorsque Simone de Beauvoir regarde en arrière, elle ne tente pas de s'embellir. Elle reconnait sans honte qu'elle a été une petite fille difficile ; elle ne cache pas son intransigeance ni ses erreurs. Ce n'est pas un monument à sa gloire. La façon dont elle décrit son enfance et son comportement de petite fille puis d'adolescente est montre un recul extraordinaire. Les premières parties du livre sont à la fois touchantes, charmantes et épatantes de lucidité. La psychologie de la petite fille qu'elle était est révélée sans qu'on sente l'analyse auquel l'auteur s'est soumise, elle apparait naturellement, sans artifice.
Il ne s'agit pas, non plus, d'écrire un roman d'initiation. J'ai lu ça et là des analyses d'internautes voyant dans le destin de Zaza une opposition à celui de Simone de Beauvoir ; cette dernière aurait réussi à s'émanciper, Zaza aurait échoué et payé lourdement cet echec. Cette vision manichéenne ne me convient pas et me semble à rebours de la volonté de Simone de Beauvoir. Elle souhaitait "tout dire", montrer la Vérité. Opposer les deux amies requiert une interprétation artificielle, voire même un peu symbolique, que l'auteur refuse. Tout a une raison ; l'émancipation de Simone de Beauvoir est le résultat de la rencontre de son éducation avec le caractère particulier, intransigeant et sensible, de la jeune femme. Nul besoin d'artifice ou de fard pour souligner ou mettre en évidence ce cheminement.

Le plus amusant, c'est que, malgré le temps, les évolutions de la société, et les prises de conscience collectives, j'ai réussi à me retrouver dans ce récit. Les temps ont changé, les femmes ne sont plus confinées au foyer. Enfin, elle ne sont pas forcées d'y rester, mais tout autre choix reste moins valorisé. Les mentalités n'ont pas autant évolué qu'on veut nous le faire croire ; si la loi nous permet de vivre à peu près libre, nos esprits ne le sont pas ; la rencontre avec cette femme d'une autre époque mais de notre monde nous le démontre vigoureusement C'est ce qui rend ce livre non seulement beau et utile, mais aussi rigoureusement indispensable. La lucidité de Simone de Beauvoir nous met devant nos propres contradiction, son honnêteté nous oblige à les affronter de front. Reste à trouver le courage de garder les yeux ouverts lorsque le livre refermé est abandonné à la poussière dans une bibliothèque.