mercredi 22 juin 2011

"Un long processus qui peut être douloureux"

Il y a une semaine, une interview de Laurence Bachmann a été publiée sous le titre "on ne naît pas féministe, on le devient". Rares sont les personnes qui ont pu recevoir une éducation suffisamment peu genrée pour n'avoir pas intégré l'identité qu'on impose communément aux gens de leur sexe. La plupart des féministes ont ainsi dû rejeter leurs certitudes et leur éducation pour accepter le genre comme un fait. Laurence Bachmann s'est donc demandé : "Qu’est-ce qui fait que certaines femmes développent un regard critique sur les rapports sociaux de sexe?" Le verdict est sans appel : "Toutes avaient également vécu une situation discriminante durant leur vie." Elle souligne cependant une différence notable entre les féministes : "Quelques femmes, filles de féministes, sont des héritières; elles bénéficient déjà de mots pour parler de la domination masculine. Pour les autres, c’est un long processus qui peut être douloureux."

J'ai la chance d'être une fille de féministe. Même si elle ne connaissait pas le vocabulaire dont parle Laurence Bachmann, ma mère m'a transmis des idées qui m'ont permis d'aborder facilement le féminisme. Lorsque j'ai rencontré une situation discriminante, j'ai eu, grâce à elle, le réflexe de questionner la société qui permettait cette discrimination au lieu de m'enfermer dans la culpabilité. C'est la chance qui m'a permis de trouver les mots : mon chéri, que je venais de rencontrer (c'était en 2000/2001, le Fouquet's interdisait son restaurant aux femmes non accompagnées par un mâle), m'a appelée affectueusement sa "petite Chienne de Garde". Je ne connaissais l'association que de nom, je me suis donc renseignée sur elles, sur leur message, sur leurs idées. Le reste a suivi ; d'Isabelle Alonso je suis passée à Simone de Beauvoir et je n'ai jamais arrêté de me passionner pour le féminisme. Grâce à ma mère qui m'a donné l'habitude de remettre en question les idées et valeurs communes de la société, l'évolution n'a pas été douloureuse.

J'ai donc longtemps ignoré à quel point il peut être douloureux de remettre en question ses croyances pour comprendre et accepter l'idée du genre. Au contraire, je ressentais un certains mépris pour les personnes qui refusent de réfléchir à ces questions quand on leur présente des faits. Jusqu'à ce que je rencontre D.
D. est un homme mûr, père de trois filles, avec lequel j'ai travaillé. C'est un homme curieux et qui possède une certaine culture (malheureusement incomplète, ce qui le conduit à proférer des énormités qui le font passer pour un imbécile) qu'il tente d'étendre par ses lectures. Il est aussi très gentil, aimant et très compréhensif ; il ne peut pas s'empêcher de prendre soin des autres et d'être protecteur avec ceux qui lui paraissent affaiblis (le chercheur en dépression, la stagiaire enceinte et stressée...). On peut compter sur lui, et s'il promet quelque chose, on peut être sûrs qu'il s'y tiendra. Les inégalités salariales entre les femmes et les hommes lui paraissent impensables, il ne comprend pas que ça existe ; il ne tolèrerait en aucun cas qu'on discrimine une femme enceinte. Il est en revanche très peu sûr de lui, très timide, et naïf dans sa vision de la société. Ses filles, qui ont entre 5 et 10 ans, sont la prunelle de ses yeux. Il ne sacrifie pas le temps passé avec elles pour son travail, et il se démène pour leur offrir tout ce dont elles ont besoin. Quand il parle d'elles, il a des étincelles dans les yeux. Son air hésitant et sa gentillesse le font passer pour un imbécile heureux, mais la tendresse dont il peut faire preuve m'a faite fondre ; sa capacité d'empathie a emporté mon respect.
Je développe peu mes idées féministes au boulot, une partie de l'équipe étant très peu réceptive avec des tendances agressives. Avec D., je n'ai pas peur de parler. Un jour il m'a dit, avec naturel, dans une discussion sur les clubs de jeux (échecs, cartes...) où, selon lui (et je pense qu'il a raison), il y a peu de filles : "les filles sont naturellement plus sérieuses que les garçons". Je n'ai pas pu le laisser croire cela. J'ai parlé du genre, de l'éducation, des jouets qu'on impose aux filles... J'ai parlé des gender studies, des études peu médiatisées mais solides qui soutiennent ces théories... Un de nos collègues, qui nous écoutait, a trouvé ma démonstration convaincante (ce qui m'a fait vachement plaisir, vu qu'à l'oral je suis beaucoup moins sûre de moi qu'à l'écrit...). Mais D. s'est buté, son visage d'habitude si avenant s'est fermé. Il répétait "tu as peut-être raison, mais je crois qu'il y a un truc naturel quand même". J'ai fini par comprendre ce qui le tracassait : il pensait à ses filles. Si le sérieux des filles n'est pas naturel, cela signifie que les filles chéries de D. ont été conditionnées pour l'être, par l'éducation. D. se sent responsable de tout se qui touche à ses filles, et dans sa vision manichéenne des choses, accepter la notion de genre revenait à admettre qu'il avait lobotomisé ses trois petits anges. Son amour passionné le rendant hypersensible et lui faisant perdre tout sens de la mesure, j'aurais tout aussi bien pu l'accuser d'avoir castré mentalement les petites, ou d'avoir arraché sauvagement à leur esprit l'amour du jeu, et pas là même leur innocence. J'ai tenté de corriger le tir en lui explicant que les coupables étaient la société, les pubs, l'école, et pas forcément les parents (il a toujours cru bien faire !)... Trop tard. Pour un homme aussi investi physiquement et émotionnellement dans l'éducation des ses filles, l'idée était insupportable.
Il a coupé court à la conversation et il a regagné son bureau. Peu de temps après, je partais en congé maternité et quand je suis revenue, il avait été muté. Nous n'avons pas eu l'occasion d'en reparler. J'aurais aimé trouver les mots pour le convaincre sans le blesser. Est-ce seulement possible ?


Il y a tant d'obstacles à surmonter pour s'assumer en tant que féministe, surtout si l'on a grandi et vécu en croyant  fermement à une société bipolaire, voire même en trouvant que c'est cool qu'il y aie des hommes forts et des femmes belles.

Se déclarer féministe implique de prendre le risque d'être sévèrement jugée par l'entourage. Pour une femme, on sera vue comme une personne aigrie, une hystérique, qui voit le mal partout, une emmerdeuse, pas féminine, moche, pas épilée... Pour un homme, les stéréotypes manquent, mais j'imagine que le mot "tapette" doit planer.

Plus difficile encore, il faut remettre en cause ses croyances. On perd ses repères. Il faut cesser de mettre les gens dans des cases, et considérer chaque personne comme un individu et non plus comme un homme ou une femme. Les possibilités se démultiplient à l'infini. Les qualificatifs perdent leur sens et la perception du monde se modifie.  Les statues tombent avec fracas de leur piédestal : Maman n'est plus une sainte, Papa n'est plus le plus fort, Chérie n'est plus la plus douce, Chéri n'est plus le plus solide. On ne peut plus avoir confiance en rien, même le langage est miné. La télé, les pubs, les livres, les oeuvres d'art, tout ce qu'on trouvait drôle et beau est contaminé par le sexisme.
Perdre ses repères permet d'en trouver d'autres. Les repères féministes (le vocabulaire, la philosophie...) sont finalement sécurisants, et offrent une sensation de fierté. On se sent clairvoyant. Mais la colère et l'indignation remplacent vite la peur. Le sexisme est partout, les enfants innocents sont formattés, des femmes sont violentées. Chacun est lésé par ce système, mais tout le monde tient à le sauvegarder.


Ce qui est le plus dur, c'est de devoir changer la manière dont on se voit.
Une femme devra cesser de se considérer comme une princesse ou comme une mère sanctifiée par les soins qu'elle prodigue à sa progéniture. Elle prendra conscience de ses possibilités multiples, certes, mais aussi de tout ce qui la freine, et de la petite voix insidieuse qui sussure aux femmes qui prennent des responsabilités "tu n'en est pas capable, tu n'y arriveras pas...". Elle est parfaitement capable de lire une carte et de brancher seule un ordinateur : elle n'aura plus d'excuses pour ne pas le faire, ne pas réfléchir, ne pas apprendre. Elle réalisera qu'elle n'est pas naturellement douce et gentille et devra admettre qu'elle est un peu méchante, comme tout le monde, qu'elle pourrait faire souffrir ses enfants car il n'existe pas d'instinct maternel pour l'en empêcher par magie. Un homme réalisera qu'il n'est pas naturellement plus solide psychologiquement, qu'il est en danger de craquer autant qu'une gonzesse.
A chaque fois qu'un homme ou une femme féministe entreprendra une activité convenant à son genre, il ou elle se demandera si son choix est influencé ou non. Fini la tranquilité d'esprit ! Il faut s'examiner sans mauvaise foi pour détecter les comportements stéréotypés, et, si l'on choisit de rejeter certains d'entre eux, lutter contre soi-même. Une femme devra lutter pour cesser de se mettre en retrait, un homme devra lutter pour cesser de se mettre en avant.
Se remettre en question, c'est aussi assumer sa responsabilité dans la reproduction des stéréotypes. Il est facile de se considérer comme une victime du système, il est aisé de dire : "j'ai été discriminé-e parce que la société est sexiste, j'ai été privé-e de certaines activités par mon entourage". Mais il peut être insupportable de penser qu'on a discriminé les autres, qu'on a privé des être innocents qu'on aime de certaines activités.


La liberté est précieuse.
Mais être libre de choisir entre une myriade de voies, c'est aussi devoir les identifier toutes, les soupeser, prendre la responsabilité de s'engager dans l'une d'elles en entraînant sa famille dans son sillage, oser user de sa liberté et assumer ses choix.
La liberté est précieuse, mais chère.

4 commentaires:

  1. Merci pour cet article, je le trouve trés pertinent et j'espère q u'il sera beaucoup lu

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  2. ta note est bien et très détaillée, je peux juste dire qu'il y a plein de voies pour accéder au féminisme et d'être élevée dans le machisme en est une ;o) un féminisme en réaction...
    signé : Emelire (impossible de signer en tant que compte Google sur les PC en ce moment...)

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  3. Je suis un homme devenu féministe.
    Ton analyse et ta narration m'ont beaucoup touché !

    Bigre

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  4. Ah... J'adore toucher les hommes !

    Tiens, ce serait vraiment intéressant d'avoir un témoignage masculin... J'ai essayé de rendre ma prose universelle, mais il y a peut-être des spécificités qui m'échappent...

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