dimanche 9 octobre 2011

Souvenirs d'étudiants

J'inaugure une nouvelle catégorie sur mon blog : l'enseignement.
J'ai déjà annoncé que j'avais pris, à la rentrée, mes fonctions d'enseignant-chercheur dans une Université de la région parisienne. J'ai parlé du changement de labo, mais pas encore de mon arrivée dans mon nouvel établissement d'enseignement.
Je manque encore de recul pour dire si je m'y sens bien ou pas. J'ai donné mon premier cours mardi, et j'ai accompagné les étudiants en sortie. Pour l'instant, je suis heureuse d'y être. Ces jeunes gens sont en situation quelque peu difficile, et ils ont 18 ans à peine. Les former, c'est tout un métier. Bien que je ne sois pas arrivée là par choix, mais parce que c'est le seul job que j'ai trouvé, je suis enthousiaste. Et je ne dis pas ça parce que certains risquent de me lire !

Pour obtenir un poste, il faut montrer qu'on a acquis un peu d'expérience. J'ai derrière moi 4 ans dans une autre Université. Cet établissement accueille à la fois des fils à papa qui sont là pour passer le temps en attendant qu'il leur décroche un poste, et des jeunes issus de la banlieue voisine. C'est avec ces derniers que j'ai eu les échanges les plus enrichissants, et je chéris ces souvenirs. C'est eux qui m'ont donné envie de continuer à faire ce métier. Les étudiants ne sont pas un groupe uniforme, ce ne sont pas des moutons identiques qu'il faut gaver de connaissances en attendant la paye à la fin du mois. C'est un groupe de personnes distinctes, chacun avec son caractère, et il faut construire une relation humaine avec chacun.
Pour un enseignant-chercheur, il faut mener de front recherche et enseignement, ce qui ne nous donne pas toute la latitude qu'on voudrait pour prendre en main ces jeunes gens et construire une relation durable. Quand on est à temps partiel ou en monitorat, on a encore moins d'heures à faire, et on croise ces étudiants plus qu'autre chose. Ca ne m'a pas empêchée de garder de certains jeunes gens un souvenir très marquant.


Ahmed
C'était ma première année d'enseignement, j'avais peur de mal faire. On n'est pas formés à ce métier: le monitorat, qui a été ma première expérience, est aussi nommé "formation à l'enseignement par l'enseignement". En somme, pour vous apprendre à enseigner, on vous colle devant une classe. Je me suis donc retrouvée devant des élèves ingénieurs de niveau M1 sans rien d'autre que les précieux conseils de ma directrice de thèse et les corrigés des exercices que je devais leur faire faire. Comme c'était une discipline que je ne connaissais pas, j'avais soigneusement préparé mes interventions : une séance de 2h me demandait 4 à 6h de préparation.
J'avas 30 étudiants, tous motivés et dynamiques, mais de niveau inégal. Et parmi eux, il y avait Ahmed. Ahmed voulait avoir son diplôme et il bossait comme un fou. Il n'aurait pas toléré que je fasse une erreur dans un calcul et ses vérifications de mes démonstrations frisaient l'impertinence. Comme j'avais dit à mon groupe que j'avais peu d'heures à faire et qu'ils pouvaient profiter de ma relative disponibilité pour me poser des questions à mon bureau, Ahmed est passé un matin, juste avant l'examen final, pour revoir ce qu'il n'avait pas compris. Ca a pris la matinée.
La difficulté, avec Ahmed, c'est qu'il ne cherchait pas à comprendre par lui-même. Il apprenait tout par coeur, tous ses cours, tous les corrigés d'exercice. Il a ainsi prononcé une phrase qui m'a effarée "répétez-moi le raisonnement pour que je l'apprenne". Jamais il n'a prononcé le verbe "comprendre". Je suis restée démunie devant son manque de recul et surtout son refus catégorique d'en prendre.
Ahmed a appris les raisonnements, il a eu une bonne note. Deux ans plus tard, je l'ai croisé dans le RER en costume : je pense qu'il a trouvé du boulot. Il fera un très bon exécutant, mais je doute qu'il puisse innover. Chacun son boulot, après tout.

Sébastien
J'ai également, au cours de cette année, encadré des étudiants en projet. Je ne me sentais pas capable de faire moi-même ce que faisaient mes étudiants, et j'étais inquiète de ne pas savoir comment les aider. Ca s'est tout de même bien passé.
Dans la même salle, d'autres étudiants préparaient d'autres projets. Au contraire de leurs enseignants expérimentés, j'étais souvent là, pour ne louper aucune erreur de mes étudiants qui n'avaient pas tant besoin de moi mais partageaient mon humour. Les autres étudiants profitaient de ma présence pour me poser des questions. J'ai ainsi pu sympathiser avec Sébastien.
Deux ans plus tard, j'ai retrouvé Sébastien en thèse dans mon laboratoire. Nous avons analysé en riant le passage d'une relation prof/élève à une relation de travail. J'ai suivi ses difficultés de thésard (et lui, il a morflé). Et puis je suis partie.
Il y a un mois, je l'ai croisé avec ses trois enfants et sa femme dans un magasin. Les choses s'arrangeaient pour lui comme pour moi. Mais j'ai pris un sacré coup de vieux.

Idriss
Lors de ma seconde année, on m'a confié un groupe de 16 étudiants de L2  pour leur enseigner les bases de l'électronique. C'est un cours un peu rébarbatif, et je tentais de le rendre vivant. Certains avaient néanmoins des difficultés ou un manque de motivation contre lesquels je ne pouvais pas grand-chose.
Idriss avait de bonnes notes, mais il était clair que la discipline ne lui plaisait pas. Il bossait pour avoir son module, il était sympathique et agréable mais je voyais bien qu'il aurait préféré être ailleurs. Ses notes ont commencé à chuter au milieu du semestre.
Il est venu me voir à la fin d'un cours pour parler de ses difficultés naissantes.
"Madame, est-ce que ce que vous nous racontez, ça sert en électrotechnique ? (mettez la syntaxe maladroite sur le compte de la timidité maladive d'Idriss)
- Euh, oui, quand même beaucoup. Pourquoi ?
- Parce que je vais faire de l'électrotechnique l'an prochain.
- Ah bon ? Ca te plait l'électrotechnique ?
- Je ne sais pas, j'en ai jamais fait.
- Ben pourquoi tu veux en faire ?
- Parce que j'ai vu le conseiller d'orientation de la fac, il a vu mes notes et il m'a dit d'en faire.
- Euh... Mais toi, qu'est-ce qui te plait ? Tu veux faire quoi de ta vie ?
- Moi, je veux avoir un diplôme et rentrer au Maroc pour aider à développer mon pays. Et puis j'aime bien la mécanique."
Je lui ai dit de regarder quels étaient les besoin du Maroc, en lui citant l'exemple des télécommunications. Je lui ai dit de suivre son rêve et de s'accrocher, et de ne pas foncer dans une discipline qui ne l'intéressait pas. Il m'a remercié avec des étoiles dans les yeux et il est parti, pendant que je m'interrogeait sur la santé mentale du personnel du service orientation de la fac.
Idriss s'est planté à l'examen final, il a redoublé et s'est planté de nouveau. Je n'ai plus eu de nouvelles.

Stéphane
Stéphane était dans le même groupe qu'Idriss. Il avait 25 ans et une histoire compliquée. Il voulait son diplôme pour travailler dans les ondes, sa passion.
J'adore les étudiants qui ont un projet. Jusqu'à mes 23 ans, mes projets ont été flous et je peux comprendre qu'un étudiant de L2 hésite. Je soutiens de mon mieux ceux qui ont déjà un objectif. J'ai donc pris Stéphane sous mon aile en me jurant de faire de mon mieux.
Je ne crois pas que l'échec d'un étudiant soit imputable systématiquement à son manque d'intelligence. Ca peut être un manque de travail, à cause de sa fainéantise, d'un manque de motivation ou d'une vie compliquée. Ca peut être un prérequis pas maîtrisé, à cause d'un accident ou d'un prof précédent qui n'a pas su faire passer une notion. Ca peut être qu'il n'a pu découvrir, entraîner et maîtriser ses capacités intellectuelles, pour raisonner ou mémoriser les notions, dans l'enfance. Ca peut être de ma faute, aussi. Mais les étudiants incapables ou stupides sont rares.
Stéphane n'est pas stupide, mais sa façon de penser reste une énigme pour moi. Je n'ai jamais pu lui transmettre plus que quelques rudiments : il était impénétrable à la logique telle que la plupart des élèves et enseignants la conçoivent. Avec lui, j'ai échoué.
L'année suivante, il était encore en L2, dans le groupe d'un autre enseignant. Celui-ci m'a dit, quelques années plus tard, l'avoir croisé en stage dans une entreprise. Stéphane était un peu écoeuré par le système universitaire qui n'avait pu l'intégrer. Ce stage était sa dernière chance de réaliser son rêve. J'espère qu'il a réussi.

Mohammed
Quelques minutes avant le début d'un cours de M1, la secrétaire, une personne admirable que j'apprécie beaucoup, est venue me voir pour discuter. Elle m'a demandé de prendre soin de Mohammed, un jeune homme adorable qui travaille beaucoup pour compenser ses difficultés.
Mohammed bosse, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a des étudiants qui n'arrivent à rien parce qu'ils n'essaient pas ; lui, il essaye. Mais souvent, il se plante. Il est de ces personnes qui, clairement, ont des difficultés à enchaîner les idées. Je lui ai accordé de mon mieux le temps dont il avait besoin, en essayant de ne pas m'énerver en le voyant buter sur des choses qui me paraissaient simples. C'est fou comme en quelques années on prend de l'assurance et comme il est facile de devenir méprisant. L'avertissement de la secrétaire m'a permis de faire attention à ce jeune homme et m'a poussée à réfléchir à mon comportement.
Deux ans plus tard, j'ai retrouvé Mohammed en M2. Son faible niveau était évident pour tous les enseignants. Cette année-là, Mohammed m'a étonnée par son comportement. Son travail de piètre qualité effectué avec une mauvaise volonté manifeste aurait mérité une note éliminatoire, mais, le jour du jury, le responsable de la formation nous a demandé d'y réfléchir. Mohammed avait reçu une promesse d'embauche de la part d'une entreprise et, sans son diplôme, le job lui filerait sous le nez. Nous étions conscients que son niveau et sa timidité l'empêcheraient de réussir un entretien d'embauche ailleurs : lui donner la note qu'il méritait le condamnerait au chômage. Nous n'avons pas hésité longtemps. Mohammed a eu son diplôme.

Le trio
Je ne me rappelle plus du nom de ces trois inséparables, toujours assis ensemble au fond de ma classe de L2. J'ai cru, au début, qu'ils n'étaient pas sérieux, mais quand j'ai vu leurs résultats tout à fait honorables, j'ai été très satisfaite. Les rires et les blagues fusaient entre les manipulations de TP réussies, ils répondaient à mes questions avec le sourire. Leur présence m'était d'autant plus précieuse que le groupe était hétérogène, certains étudiants étant totalement passifs ("Kévin ? Il tient le mur", ai-je dit le jour du jury).
C'était ma dernière année d'enseignement dans cet établissement. Le dernier jour, je leur ai dit au revoir avec émotion. A leur demande, je leur ai parlé de mon travail de recherche, de ma soutenance de thèse toute proche. Et le jour J, je les ai vus débarquer. Je crois qu'ils ont séché un cours pour venir m'encourager. Je les ai prévenus qu'on allait parler science pointue pendant plusieurs heures, et que ceux qui ne sont pas spécialistes du domaine se font généralement chier. Mais ils sont restés jusqu'au bout. Après la soutenance, ils sont venus me voir, m'ont félicitée et m'ont posé des questions montrant qu'ils avaient un peu compris. L'un d'entre eux m'a dit qu'il voulait se spécialiser dans l'électronique grâce à mon cours, ce qui m'a beaucoup touchée. Ce jour-là, des amis électroniciens étaient venus, et je les ai présentés. Mes amis les ont encouragés et leur ont parlé de leur expérience. Mes étudiants étaient ravis.
Et depuis, les jours où je me décourage, je repense qu'il y en a au moins un (si seulement j'arrivais à me rappeler de son nom...) qui est reparti convaincu.
Je n'ai pas servi à rien.




Illustrations :
Portrait de Fra Luca Pacioli et d'un jeune homme inconnu, Jacopo de' Barbari, 16° siècle.
La leçon d'astronomie de la Duchesse du Maine, François de Troy, 1702-1704.
La leçon, Pierre-Auguste Renoir, 1906.

2 commentaires:

  1. c'est émouvant ces souvenirs d'étudiants que vous avez guider un temps

    je pense que beaucoup d'enseignants font les mêmes constats à tous les âges d'apprenants dont ils ont eu la responsabilité

    vous dites en introduction que "mais parce que c'est le seul job que j'ai trouvé, je suis enthousiaste."
    c'est aussi ce que j'ai vécu personnellement

    j'espère que cet enthousiasme ne s'effondrera pas pour vous, avec des élèves âgés et sur un domaine qui est le vôtre, comme il s'est effondré pour moi avec des élèves très jeunes et sur des domaines qui m'étaient étrangers au départ.

    bonne continuation

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  2. @ Paul : Merci !
    Le domaine ne m'est pas vraiment étranger, vu que j'ai enseigné ça 4 ans et que je l'ai vu pendant mes études. Mon sujet de recherche est un peu déconnecté, mais bon, j'ai l'habitude. Je ne me définirais pas vraiment comme spécialiste de l'électronique.
    Mes élèves ont 18-19 ans, ils sont adultes mais encore naïfs et immatures. La banlieue environnante influe beaucoup sur leur façon d'être. J'ai entendu parler de scènes violentes dans l'établissement par le passé, c'est assez intimidant. On verra si je tiens. Ca vaut le coup de s'accrocher, je pense.

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