dimanche 1 mai 2011

Séduction à la grecque

Il y a quelque temps, Euterpe a cité comme exemple dans un billet sur la résurection manquée la nymphe Eurydice. Ca m'a donné envie de m'intéresser aux figures féminines de la mythologie grecque.
J'ai toujours été passionnée par la mythologie grecque. Ces histoires sont si marquantes qu'elles font partie intégrante de notre culture. Avec les contes de fées, elles contribuent à nous construire. Les héroïnes en particulier sont fascinantes pour leur courage, leur dignité ou le pathétisme de leur situation. Et comme les contes de fées nous apprennent à considérer les femmes comme des êtres soumis et passifs dont le seul intérêt est de faire le ménage et de faire tapisserie, les mythes influencent notre vision des femmes.Etant donné la place des femmes dans la société grecque à l'époque, on n'est pas gâtées.

Parmi les figures féminines marquantes de la mythologie grecque, les plus célèbres sont sans doutes les amantes de Zeus, qui sont les mères de pas mal de héros. En parcourant leurs histoires, j'ai été frappée par la fréquence de l'apparition d'animaux dans le processus de séduction. Est-ce un fantasme des artistes ? Une métaphore ?

L'union de Zeus et Héra en est un bon exemple. Héra était, au départ, une déesse vierge et chaste. Son jeune frère, Zeus, qui était déjà connu pour être un sacré coureur, la convoitait. Evidemment, il s'est pris un râteau. Cela n'a pas suffi à le décourager. Il a fait pleuvoir et s'est transformé en coucou. Héra a ainsi trouvé sur son chemin un petit oiseau tout mouillé, tremblant de froid. Prise de pitié, elle l'a ramassé et l'a placé entre ses seins pour le réchauffer. Zeus a alors repris sa forme originelle et s'est uni à elle par force et par surprise. Honteuse d'avoir été abusée, elle a accepté de l'épouser. Avec des débuts pareils, faut pas s'étonner qu'elle ait été une épouse peu agréable.
Robert Graves (Les mythes grecs, Fayard, 1958) interprète le mythe à sa façon : "Elle est la Grande Désse préhellénique. [...] Le mariage forcé d'Héra avec Zeus commémore les conquêtes de la Crète et de la Grèce mycénienne - c'est-à-dire crétoise - et la fin de sa suprématie dans ces deux pays. Il se présenta à elle probablement sous l'aspect d'un coucou transi, ce qui signifie que certains Hellènes, qui étaient arrivés en Crète comme fugitifs, acceptèrent de servir dans la garde royale puis fomentèrent une révolution de palais et s'emparèrent du pouvoir. Cnossos fut mis à sac par deux fois - par les Hellènes semble-t-il - en 1700 avant J.-C. et en 1400 avant J.-C. environ ; Mycènes tomba aux mains des Achéens un siècle plus tard." Le viol comme métaphore de la conquête, la femme comme symbole d'une cité ou d'un pays, on a déjà vu ça quelque part. Rien à voir avec la fureur amoureuse qu'on essaie de nous vendre quelquefois, c'est bien de pouvoir qu'il s'agit.
La question de la force étant tranchée, reste la question de l'animal. Le choix du coucou n'est pas anodin : c'est l'oiseau qui entre par traîtrise dans un nid qui ne lui était pas, au départ, destiné. De plus, en le prenant entre ses seins, Héra lui offre un nid et s'ouvre à un rôle maternel qui n'était pas le sien. On voit  venir le beauf grec qui pense très fort qu'elle l'a cherché, surtout qu'elle l'a pris entre ses seins, ce qui est déjà un geste à connotation érotique.

Passons aux unions avec des mortelles.
Léda, par exemple, a été séduite par Zeus qui avait pris la forme d'un cygne. La même nuit, Léda a couché avec son mari, Tyndare (quelle nuit !). Neuf mois plus tard, Léda a accouché d'un oeuf (j'ose même pas imaginer l'accouchement) qui contenait Hélène et Pollux, enfants de Zeus, ainsi que Clytemnestre et Castor, enfants de Tyndare. La constellation du cygne est un hommage à cet événement.
J'ai parlé au départ des amantes de Zeus, mais on peut aussi citer Pasiphaé, dont l'histoire est plus glauque. L'épouse de Minos, le roi de Crète, n'avait rien demandé à personne. Minos, lui, avait demandé à Poséïdon de lui envoyer un taureau qu'il pourrait lui sacrifier. La bếte lui ayant été livrée, Minos la trouvait tellement belle qu'il a décidé de la garder pour lui. Poséïdon a donc voulu se venger. Les dieux ont une logique qu'on ne comprend pas toujours : c'est Pasiphaé qui a payé pour son mari. Elle est ainsi tombée amoureuse du taureau. Incapable de contenir sa passion, elle a demandé à l'architecte génial que Minos avait recruté, Dédale, de l'aider. L'architecte a construit, sur sa demande, une vache de bois dans laquelle Pasiphaé s'est glissée.
Comme Dédale était très doué, le taureau s'y est laissé prendre, bref, je ne vous fais pas un dessin, neuf mois plus tard Pasiphaé accouchait du Minotaure, le monstre à corps d'humain et à tête d'homme.
Je ne sais pas si on peut considérer un satyre comme un animal, vu qu'il s'agit d'une créature mi-homme mi-bouc (je ne sais pas ce que ça donne au niveau de l'odeur). Dans le doute, citons donc aussi Antiope qui a été séduite par Zeus transformé en satyre. Amphion et Zétos, les jumeaux nés de cette union étaient, coup de bol, physiquement normaux.

Sans aller jusqu'à la consommation d'une union zoophile, l'animal peut aussi servir à séduire la belle convoitée.Une princesse phénicienne, Europe, en a fait l'expérience. Alors qu'elle se baignait avec ses copines, Europe a vu s'approcher un magnifique taureau blanc qui n'était autre que Zeus métamorphosé. Le trouvant superbe et bien gentil, elle est montée sur son dos. L'animal est alors parti à la nage en pleine mer et l'a emmenée  jusqu'en Crète. Là, Zeus a repris sa forme originelle et a passé du bon temps avec elle sous un platane qui est depuis toujours vert et qu'on peut encore voir à Gortyne. Europe a mis au monde trois fils : Minos (le même gros malin que tout à l'heure), Rhadamanthe et Sarpédon.
Egine, fille du dieu-fleuve Asopos, a elle aussi été enlevée par Zeus sous la forme d'un animal. C'était, cette fois, un aigle, et Egine est devenue la mère d'Eaque, l'un des trois juges des Enfers avec Minos et Rhadamanthe, et ainsi l'ancêtre de Pélée, Télamon, Achille, Ajax et Teucer. Cette fois encore, Robert Graves assimile l'enlèvement d'Egine à la prise d'une ville, Phlionte, située à l'embouchure de l'Asopos.

Veut-on nous faire croire que les femmes grecques étaient des grosses perverses attirées par les bestiaux ? Je ne crois pas. Chez les Grecs, en particulier les Athéniens qui nous ont laissé pas mal d'écrits, les femmes ne comptent tout simplement pas. Peu importe de savoir si elles ont véritablement désiré ces unions, leur avis et leur désir n'est même pas secondaire. Les femmes ne sont que des créatures à l'humanité incomplète, encore un peu animales, encore un peu plantes, encore un peu minérales (les multiples Métamorphoses relevées par Ovide en témoignent). L'animal, émanation divine représentant les forces naturelles dans ce qu'elles ont de pur et de sacré, permet de souligner la fonction maternelle du corps féminin.

Cet aspect naturel est aussi suggéré par deux cas plus poétiques d'unions de Zeus : Danaé, la mère de Persée, qui a été fécondée par Zeus sous la forme d'une pluie d'or, et Io, son ancêtre, que Zeus a rencontrée sous la forme d'une nuée. Ce ne sont pas des formes animales mais des phénomènes météorologiques, chose logique pour le dieu qui règne sur les cieux, qui ont été choisies. Le rapport avec la pluie qui permet aux plantes de naître de la terre est souligné par Robert Graves qui interprète l'épisode de la pluie d'or "comme une allégorie pastorale : "l'eau est d'or" pour le berger grec et Zeus envoie des pluies d'orage sur la terre-Danaé".

Voilà, à mon avis, le sens de la vision des femmes chez les Grecs anciens : pas tout à fait humaine, investie par les forces de la Nature qui lui confère la maternité, moyen d'expression de la puissance divine qui donne la vie. Dominer la femme, c'est dominer la nature ; adorer l'essence féminine, c'est adorer les principes naturels. La séduire, c'est la conquérir comme on prend possession d'une terre, d'une ville, d'un pays. Mais la nature est traîtresse : sécheresse, inondations, tremblements de terre détruisent bâtiments et récoltes, et condamnent à la misère : la méfiance est de rigueur.
Les activités humaines, la pensée, l'intelligence, l'art, sont inaccessibles aux femmes dont l'âme est inaboutie. Par la passion qu'elles suscitent chez les hommes, elles les relient à leur origine terrestre tout en le empêchant d'atteindre le ciel. Elles sont une plaie nécessaire, le symbole de tout ce qui est beau et redoutable, et résument le tragique de la condition humaine.


Illustrations :
Métope du temple de Héra à Sélinonte, représentant Héra et Zeus.
Léda et le Cygne, Cesare da Sesto d'après Léonard de Vinci, 1515-1520.
Jupiter et Antiope, Ingres, 1851.
Le rapt d'Europe, Titien, 1559-1562.
Danaé, Titien, 1553-1554.

3 commentaires:

  1. Super texte avec une conclusion très frappante : "par la passion que les femmes suscitent chez les hommes, elles les relient à leur origine terrestre tout en le empêchant d'atteindre le ciel". Le gros fantasme masculin d'être un élu de l'au-delà qui serait carrément un dieu lui-même s'il n'y avait pas la femme.
    En fait, la femme est le caillou del'homme sur le chemin de sa grandiosité.
    Donc pour la punir, il faut abuser d'elle et la violer ! On voit là que la séduction à la grecque pose les bases de la violence faite aux femmes. Et que la grandiosité est un délire propre à l'espèce humaine côté masculin !

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  2. Merci !
    J'avais déjà rencontré ces idées chez Simone de Beauvoir (première partie du Deuxième Sexe, chapitre "Mythes"), je n'invente rien. Sur le coup, ça m'avait paru capillotracté, et j'ai vu ça de manière imagée. Ca fait plusieurs années maintenant, et plus j'y repense, plus je suis convaincue que c'est ça la source du système sexiste.
    Je cherche encore une manière de le formuler de manière simple et convaincante.

    Je me demande si le délire ne serait pas partagé par certaines femmes : leur corps qu'elles considèrent comme imparfait (au sens non divin) les encombre et les relie à la terre encore plus directement que dans le cas des hommes. Elles le punissent en lui imposant des diètes et en le dénaturalisant (l'épilation...).
    Elles sont punies par les hommes qui les mettent en position d'infériorité, mais elles se punissent elles-mêmes en si mettant en position d'infériorité et en se faisant souffrir.

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  3. Oui, tout à fait. Beaucoup de femmes se la jouent super créatures éthérées inodores (c-à-d désodorisées et parfumées), incolores (décolorées) et, en effet, épilées. Elles adorent les gadgets technoscientifiques, détestent les odeurs de poireaux et d'échalotte (l'horrible nature) et me donnent l'impression de caricatures du masculin alors qu'à priori on les dirait hyperféminines. Mais, justement, être féminine cela ne devrait pas vouloir dire : essayer de ressembler le plus possible à une sorte de divinité non humaine.
    Oui ta théorie de la grandiosité me paraît excellente !

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