vendredi 3 mai 2013

Un conte à rendre : Cendrillon

Cendrine naquit dans une ferme cossue d'un petit village. Sa mère mourut des suites d'une chute dans l'escalier survenue alors que sa fille n'avait que cinq ans. Elle fut enterrée dans le cimetière derrière la maison ; sa fille pouvait voir sa tombe depuis sa fenêtre. Son père, ne pouvant s'occuper de sa fille et des vaches en même temps, se remaria rapidement avec une femme d'âge mûr à l'esprit pratique rencontrée par petites annonces. Cette seconde épouse venait de la ville et amenait deux filles, Javotte et Anastasie, dans ses bagages. Le père accueillit ces petites filles avec indifférence : peu lui importait qu'elles soient là ou non du moment qu'on ne les entendait pas. Et si on les voyait, qu'elles soient jolies et agréables !
Quelques années s'écoulèrent. Javotte et Anastasie ne se firent jamais à ce père de substitution qui n'avait jamais pris la peine de savoir quel était leur livre préféré mais qui les empêchait de courir dans la boue. Cendrine, elle, se pliait au joug paternel avec une piété filiale confinant à la sottise. Son père ne faisait attention à elle que quand elle était sage, douce, gentille, jolie ? Elle s'appliqua à cultiver ces qualités. Quant à sa belle-mère, elle s'enfermait peu à peu dans un silence teinté de haine pour cet homme colérique et exigeant.
Un jour, le fermier se rendit à pied à la capitale toute proche pour acheter des semences. Il acheta également des robes et des bijoux pour Anastasie et Javotte qu'il trouvait bien mal fagotées. Sur le chemin du retour, une branche de noisetier fit tomber son chapeau. Trouvant la branche solide et souple à la fois, il la cueillit et l'emmena, songeant que Cendrine s'en prendrait un coup s'il lui venait à l'idée de se plaindre de ne pas avoir eu de cadeau. La petite ne fit aucun caprice, mais s'empara de la branche qui lui rappelait sa mère : la défunte avait en effet l'habitude de brûler les branches de noisetier que le fermier ramenait de ses voyages. Cendrine planta la branche sur sa tombe, l'arrosa soigneusement, et en quelques années, un arbre majestueux poussa.

Peu après le dixième anniversaire de Cendrine, son père mourut à son tour, la laissant seule à la ferme avec sa belle-mère, Javotte et Anastasie. Ces dernières, libérées de la chape de plomb que le fermier avait fait peser sur la ferme, ne cachèrent guère leur joie. L'ambiance de la maison changea radicalement. Les pièces, autrefois soumises au silence, résonnaient de rires. Javotte avait une voix épouvantable mais n'en avait cure : elle chantait avec délices, maladroitement accompagnée par Anastasie qui torturait le piano sans honte. Le ménage autrefois fait avec soin sous la férule d'un fermier maniaque, n'était plus fait qu'au strict minimum.
Cendrine ne supporta pas de voir la ferme de son père laissée dans cet état : elle se chargea elle-même de l'entretien de la maison. En mémoire de son père, Cendrine mit un point d'honneur à se rendre agréable, tendre, soumise et effacée comme sa chère mère l'avait été. Ses résultats scolaires s'en ressentirent : la petite fille passait plus de temps devant son miroir et derrière ses casseroles que devant son bureau. Elle rêvait de garçons, de mariage merveilleux, de romance et de chatons. Sa belle-mère s'en effraya et tenta de la raisonner. Elle ne se rappelait que trop ses années passées auprès du fermier, incapable de réaliser que les humiliations et les coups qu'elle reçoit ne sont pas une juste punition pour des fautes imaginaires, incapable de fuir et de subvenir aux besoins de ses enfants, incapable de refuser à son époux ce qu'on lui avait présenté comme son dû. Elle commença par lui confisquer ses robes, ses colifichets, et finalement lui interdit de sortir pour voir les garçons du village tant que ses devoirs n'étaient pas achevés. Alors que Javotte et Anastasie finissaient leurs travaux scolaires tôt et pouvaient s'amuser à courir dans les champs sans se soucier de tacher leurs vêtements, la maîtresse de maison gardait Cendrine dans la cuisine, près de la cheminée pour qu'elle n'ait pas froid, jusqu'à ce que ses devoirs soient achevés. La petite fille préférait largement tracer des motifs alambiqués dans la cendre mal nettoyée que chercher à calculer l'aire d'un rectangle ; cette habitude lui valut le surnom de Cendrillon.

L'été qui suivit le second échec au bac de Cendrillon, Javotte s'inscrivit en médecine et Anastasie entra en école d'ingénieurs. Le village jasait, répétant que Cendrillon était séquestrée, privée de tout et forcée à effectuer les bas travaux de la ferme ; la fermière n'en avait cure et continuait à forcer Cendrillon à réviser pour l'année suivante avec toute l'énergie dont elle était capable. La jeune fille, lorsque ses devoirs de vacances lui laissaient un répit, préférait astiquer les sols que lire un livre. Elle avait une connaissance encyclopédique des produits ménagers mais n'aurait pu citer un nom d'auteur au programme du collège.
Au début de la troisième semaine des vacances, la famille apprit qu'un casting pour une nouvelle émission de télé-réalité avait lieu dans le village. Le concept de Chaussure à son pied n'avait rien d'original : il s'agissait de présenter des jeunes filles à un jeune homme riche et célibataire. L'heureuse élue gagnerait une forte somme : Javotte songeait aux médicaments qu'elle pourrait acheter et envoyer dans les pays pauvres, Anastasie rêvait de financer  par ce prix des prototypes capables de faciliter la vie de ses concitoyens. Avec la tendre bénédiction de leur mère qui ne les imaginait guère élues par un dandy fréquentant la jet-set, les jeunes femmes s'inscrivirent au casting.
Cendrillon ne rêvait que de ce jeune homme qu'elle n'avait jamais vu. Le jour du casting,  elle finit ses devoirs au plus vite pour  se joindre aux femmes de la maison. Sa belle-mère tint à juger de la qualité de son travail avant de la laisser prendre une des tenues confisquées dans l'armoire familiale . C'était un exercice de mathématiques simple :
Un fabriquant de lentille garantit que sa production ne contient que 1 % de cailloux. Sachant que 1 kg de lentilles contient environs 2000 éléments, combien de cailloux y a-t-il dans un paquet de 200 g ?
Cendrillon avait écrit, sans autre commentaire, "3". La fermière soupira tristement et donna à Cendrillon une heure pour recommencer ; passé ce délai, elles partiraient sans elle, et l'armoire resterait fermée à clé. Cendrillon revint à deux reprises avec des résultats ineptes, désespérée, essayant des nombres au hasard. Enfin, voyant les trois femmes mettre leurs manteaux, elle s'empara en cachette d'un smartphone et tweeta son exercice. La réponse lui vint rapidement et Cendrillon hurla : 4 depuis sa cuisine. Mais il était trop tard, l'heure était passée, la famille était partie avec la clé de l'armoire et Cendrillon se trouva seule avec son smartphone.

Cendrillon tweeta tristement sans espoir d'être lue. Cependant, à sa grande surprise, une de ses followeuse lui proposa une robe, une autre un collier, une troisième des chaussures... Cendrillon leur proposa de laisser les affaires sous le noisetier poussé sur la tombe de sa mère. Quelques minutes plus tard, elle portait une robe dorée, des bijoux de verroterie et d'adorables chaussures de fausse fourrure. La jeune femme prit le chemin du casting, le cœur rempli de rêves.
Les organisateurs trouvèrent hilarante l'histoire de Cendrillon et de ses deux demi-soeurs. Ils acceptèrent les trois, avec l'espoir d'assister à une lutte sans merci entre les jeunes filles confinées. Du grand spectacle ! songea le réalisateur, en voyant les jeunes filles arriver dans un carrosse orange lors du prime time lançant l'émission.
Pourtant les spectateurs, assistant chaque semaine à un nouvel épisode diffusé peu avant minuit, furent déçus. Anastasie et Javotte étaient trop raisonnables pour se montrer mesquines envers leurs concurrentes. Elles restaient dans leurs chambres, un livre à la main, ou se retrouvaient dans le jardin pour débattre de philosophie. Leur langage maîtrisé et précis contrastait furieusement avec les gloussements des autres concurrentes et leurs dialogues avec le célibataire à marier tournaient rapidement au ridicule. La production, espérant toujours les voir malmener Cendrillon, demanda au célibataire officiellement maître des lieux de ne pas les éliminer tout de suite avant de se raviser, craignant que ces jeunes filles au discours cohérent fassent fuir les téléspectatrices.
Cendrillon, elle, évoluait comme un poisson dans l'eau parmi les concurrentes. Elle et le jeune homme s'étaient tout de suite plus. Il lui paraissait beau, plein d'assurance et intelligent ; elle lui paraissait magnifique, douce et adorable. Cendrillon fut ainsi choisie pour être parmi les dernières candidates.
Cependant la production avait vu les chiffres d'audience chuter. Les candidates furent donc rassemblées et on leur demanda de participer à des activités sexys qui seraient susceptibles d'attirer des téléspectateurs masculins. Cendrillon accepta de patauger dans la piscine mais elle refusa le bikini minimaliste qu'on tentait de lui imposer ; elle se tint à l'écart autant que possible du concours de beach-volley mais, lorsqu'on lui annonça un concours de T-shirt mouillé, elle fit ses bagages et quitta le jeu, laissant au jeune homme de ses rêves une lettre tendre enroulée dans la chaussure qu'elle portait lors du casting. A la fin de l'avant-dernier épisode, alors que minuit sonnait, les téléspectateurs rigolards virent Cendrillon quitter le manoir où était tournée l'émission en courant, et le célibataire serrer la chaussure contre son cœur.

De retour chez elle, le cœur brisé, Cendrillon se confina dans sa chambre, sans même une connexion internet. Elle désactiva tous ses comptes et se décida à ouvrir ses livres de cours.
Anastasie et Javotte n'avaient pas résisté à l'envie de lire les commentaires des internautes sur leurs profils de réseaux sociaux. Les termes insultants et humiliants y pullulaient. Leur physique surtout était la cible de moqueries. Minées, toutes deux sombrèrent dans une profonde dépression. Ne sachant plus comment aider ses filles, leur mère leur trouva un chirurgien esthétique à bas prix susceptible de rapprocher leurs traits des canons de beauté courants : ainsi, espérait-elle, l'avis de la Toile serait positif, et la fierté d'Anastasie et Javotte restaurée. Hélas, le chirurgien expédia les opérations, laissant Anastasie et Javotte bien abîmées. Les moqueries s'intensifièrent. Sur Twitter, des plaisantins avaient créé, à l'aide du nom de l'émission et des photos des visages sanguinolents des jeunes filles prises juste après l'opération, le hashtag #SangDansLaChaussure.

Cendrillon regarda avec indifférence Anastasie et Javotte sombrer dans leur marasme. Elle ne pouvait songer à autre chose qu'à son amour perdu.
Elle ignorait toutefois que le jeune homme n'avait cessé de l'admirer. Une autre femme avait remporté le jeu, et la production lui avait laissé le choix entre un gros chèque et des fiançailles : elle avait pris le chèque et l'avait encaissé pour s'inscrire dans une école d'architecture réputée. On n'entendit plus parler d'elle jusqu'à ce qu'elle construise son premier immeuble, qui remporta de nombreux prix pour ses qualités écologiques et durables.
Toujours célibataire, le jeune homme exprima sa déception sur Twitter. Il avoua que Cendrillon occupait toujours ses pensées dans un message qui fut retweeté 16257 fois. Les vieux amis de Cendrillon, followers de la première heure, vinrent à son secours : ils lui parlèrent du noisetier du cimetière que la jeune fille appréciait tant. Il la retrouva au pied du noisetier alors qu'elle lisait un ouvrage d'histoire de l'art ; le livre tomba des mains de Cendrillon quand elle vit son bien-aimé qui serrait toujours la petite chaussure entre ses mains.
Ils se marièrent rapidement. Cendrillon vécut dans l'opulence et l'oisiveté pendant qu'Anastasie et Javotte bûchaient pour décrocher leurs diplômes, puis des emplois correctement rémunérés.

Quinze ans plus tard, les trois femmes se retrouvèrent pour enterrer la fermière sous le noisetier.
Javotte était chirurgienne esthétique. Elle réparait les dommages causés par ses confrères véreux, et opérait contre des sommes dérisoires les victimes de violence. Elle ambitionnait de reprendre ses études pour apprendre à réparer les clitoris excisés. Elle était pauvre, célibataire, mais heureuse.
Anastasie était titulaire d'un diplôme d'ingénieure et d'un doctorat. Elle était régulièrement invitée à participer à des conférences prestigieuses dans des lieux paradisiaques. Elle était en couple avec une adorable jeune femme, récemment opérée par sa sœur, diplômée de  philosophie, qui enseignait en faculté. Elle était constamment épuisée par ses travaux, mais heureuse.
Cendrillon était divorcée depuis dix ans. Elle s'était remariée, et avait divorcé de nouveau deux ans plus tard. Elle recevait chaque mois une généreuse pension alimentaire pour nourrir ses trois enfants. Ses ex-époux s'affichaient avec des bimbos de plus en plus jeunes dans les magazines à scandale pendant qu'elle s'épuisait à élever leurs rejetons. Elle n'avait aucun instinct maternel, bien qu'elle s'efforçât de faire croire le contraire, et n'avait trouvé de réconfort qu'au fond d'une bouteille de vodka. Elle tenta vainement de convaincre Javotte de lui poser des nouveaux seins, espérant conquérir un nouvel homme. Finalement, Anastasie, apitoyée, lui dit : "Toute ton enfance, tu as cherché à plaire à ton père. Toute ta jeunesse, tu as cherché à plaire à tes époux. Quand vas-tu te décider à vivre pour toi-même ? Quand vas-tu faire quelque chose par toi-même ? Regarde mon visage. J'ai, une fois dans ma vie, cherché l'approbation des autres au mépris de ma santé. Je l'ai payé cher. Aujourd'hui, je ne suis guère aimée par des personnes qui me sont étrangères, mais je suis fière de ce que j'ai accompli, et je peux me dire heureuse."
Quand elle quittèrent ensemble le cimetière, Cendrillon comprit enfin ce que la fermière avait maladroitement tenté de lui inculquer. Elle ne reprit pas ses études : son esprit n'était pas fait pour le monde académique. Mais elle se mit à dessiner au fusain, comme autrefois elle dessinait dans la cendre de la cheminée. Et le jour du vernissage de sa première exposition, ce ne furent ni le regard étonné de ses ex-maris, ni les yeux admiratifs de ses enfants, ni le sourire appréciateurs des invités prestigieux qui la rendirent heureuse, mais la vue de ses œuvres, qu'elle avait créées toute seule, et dont elle était fière.


Illustrations : Images d'Epinal (source wikimedia commons)






11 commentaires:

  1. Très intéressant et tellement "adapté" au monde dans lequel on vit ;).

    C'est vrai, s'échiner à plaire... voilà le "vrai" but qu'on assigne aux femmes... et pour quoi faire à la fin ?

    Merci beaucoup pour ce billet qui donne sérieusement à réfléchir.

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    1. Merci Morphea !
      C'est exactement ce que je cherchais à montrer. Il faut plaire... Mais pas trop ! Sinon Lafâme devient une salope, chose que Cendrillon a bien compris, c'est pour cela qu'elle quitte le bal avant minuit.

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    2. Et surtout, il ne faut pas être indépendante non plus... C'est bien d'avoir de l'initiative (donc aller au bal) mais pas trop non plus... il faut quitter la fête avant minuit, sinon, tu es une mauvaise fille !

      Vraiment intéressant ton texte, et à de nombreux points de vue.

      A quand la sortie de ton livre de contes ? :p

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    3. Un livre, je ne sais pas, j'aurais trop de scrupules pour vous faire payer pour ça ! ;-)
      Par contre, j'espère continuer sur ce blog. Si j'ai du temps et de l'inspiration !

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    4. Et je serai très contente de suivre tout ça ;) et je vais tâcher de faire tourner !

      Mici !

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  2. j'adore! Merci egalement pour cette belle reecriture.

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    1. Merci Gabrielle !
      Ca fait plaisir de te voir passer par ici. J'espère que tu vas bien !

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    2. oui je vais bien, merci :-)
      je traine toujours sur les blogs pour lire mais peu de temps pour ecrire malheureusement!

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  3. Salut Kalista ! J'adoooore ce conte !

    J'ai déjà l'habitude de "subvertir" un peu les histoires que mes filles connaissent déjà par coeur, pour renverser les préjugés sur la passivité féminine face à l'adversité. Mais tu vas carrément plus loin, c'est vraiment un plaisir de te lire !

    Bon week-end !

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