lundi 12 novembre 2012

Enseigner à la génération Y

J'ai toujours trouvé profondément ridicule d'affubler une génération d'un surnom.
Un marronnier pour journaliste en mal de titre accrocheur, pensais-je.
Pourtant, la semaine dernière, à l'issue d'un cours où j'ai failli baisser les bras et quitter la salle, j'ai compris pourquoi cette génération porte un nom bien défini.
Ils sont nés avec une télé dans le salon, comme moi. Ils ont grandi avec un ordinateur sur le bureau, comme moi. Je pensais donc pouvoir communiquer avec eux sans difficulté. Je n'avais pas encore compris que, si pour moi, ces objets étaient des outils que j'étais heureuse de pouvoir utiliser exceptionnellement, pour eux ils faisaient partie intégrante de leur univers et de leurs schémas de pensée.
Les outils que j'ai connus étaient plus difficiles à utiliser, moins rapides, plus chers, et j'ai appris à les utiliser comme une aide d'appoint. Mes élèves ont pour ainsi dire toujours connu des ordinateurs puissants connectés à internet via une liaison haut-débit, des calculatrices miniatures qui font aussi le café et des téléphones qui leur permettent de trouver une réponse sur Wikipédia avant même qu'on ait fini de poser la question.
D'où leur incompréhension face à mes exigences.


Effectuer un calcul ? Pour quoi faire ? La calculatrice fait ça très bien. Il suffit de comprendre et connaître la démarche générale de la démonstration.
Écrire un rapport lisiblement et sans fautes ? Pour quoi faire ? Le rapport final sera tapé à l'aide d'un traitement de texte équipé d'un correcteur orthographique. Il suffit de savoir comment ordonner les idées dans le rapport.
Apprendre des formules ? Pour quoi faire ? Le jour hypothétique où ils en auront besoin, ils sauront les retrouver sur internet. Il leur suffit donc de savoir les mots-clés associés à leurs cours.


Toute leur démarche est donc axée sur l'articulation des idées les unes par rapport aux autres. Faire des sciences, c'est mettre dans le bon ordre des idées piochées çà et là.
Puisque les mathématiques sont inutiles, puisque la mémorisation est un pur masochisme, ils n'ont à fournir qu'un travail minimal : comprendre et mémoriser les raisonnements qui s'enchaînent comme les rebondissements d'un film peu original.
Ils sont donc spectateurs.
Ils assistent au cours comme ils assistent à un spectacle au cours duquel on leur raconte une histoire. Ils attendent ainsi de nous une prestation (après tout, nous sommes rémunérés) qu'ils commentent et critiquent selon leur humeur. Le spectacle est jugé mauvais s'il est ennuyeux, s'il est difficile, s'il contient un seul de ces calculs mathématiques fastidieux et inutiles, s'il n'est pas assorti d'un support de cours qu'ils pourront relire, si le clown prof n'est pas sympathique.
Les exercices ne peuvent consister qu'à restituer les raisonnements vus en spectacle cours. Il s'agit donc d'apprendre par cœur tous les raisonnements possibles et pour les restituer le jour du test. Un test variant d'une virgule par rapport au panel d'exercices traités est une traîtrise de la part de l'enseignant. Un test demandant un calcul dépassant le niveau de mathématiques de cinquième (ou de troisième pour un étudiant un peu doué) est infaisable si la calculatrice est interdite.

L'apprentissage des raisonnements et leur restitution doivent en outre être facile. Toute tentative d'aborder un point ardu, un calcul fastidieux, ou d'employer un vocabulaire spécifique est vue comme une tentative délibérée de leur montrer à quel point ils sont nuls et combien nous leur sommes supérieurs.
Parce qu'ils se rendent compte, même si ce n'est que très confus, que leur approche du savoir sans effort ne leur donne aucune prise sur le monde. Ils réalisent assez rapidement que la pratique scientifique n'a rien à voir avec une expérience de La Villette (bien que ces dernières soient pédagogiquement très adéquates), mais continuent à se comporter comme si c'était le cas, puisqu'ils croient que rien d'autre n'est à leur portée. Ils retiennent quelques notions comme ils retiennent quelques-unes des conclusions des émissions de Mac Lesggy, mais ils ne savent rien faire. Pour arriver à une quelconque conclusion, ils ont besoin d'être guidés, poussés, aidés. Ils voient bien que la réalité du monde et des sciences n'a rien à voir avec le monde coloré que Science et Vie leur promet et ne comprennent pas pourquoi les cours sont si difficiles.
Impuissants, ne comprenant même pas ce qu'ils devraient faire pour arranger cette situation, ils se persuadent de leur nullité. Et comme nous les poussons à se lancer dans des activités où ils échouent faute de savoir par quel bout prendre leurs lignes de calculs, ils en viennent à penser qu'on le fait exprès pour les écraser ou qu'on a perdu le sens des réalités. Certains en deviennent agressifs, traitant les profs de "robots" et d'autre épithètes que je m'abstiendrai de mettre par écrit.

J'ai toujours été prêt à adapter mes enseignements à un public particulier. Ça fait partie du boulot : enseigner, c'est une manière de communiquer. Communiquer contient le "cum" latin, c'est une activité qui se pratique à plusieurs. A quoi sert d'émettre si personne ne vous reçoit ?
J'ai déjà commencé à m'adapter : je fournis un formulaire contenant les notions mathématiques essentielles avec mes cours, et je tente de rendre mes cours attrayants avec des photos et des couleurs. Je pourrais aller plus loin.
Je pourrais expurger mes cours des démonstrations mathématiques les plus fastidieuses et les laisser tapoter sur leurs machines pour trouver la solution voulue.
Je pourrais demander de me rendre les rapports et compte-rendus sous format informatique (en plus ce serait écolo).
Après tout, il ne faut pas se leurrer, parmi les techniciens et ingénieurs qui pratiquent les métiers qu'ils seront amenés à pratiquer, qui écrit ses compte-rendus à la main ? Qui effectue plus de trois lignes de calculs sans calculatrice ? Qui connait sur les doigts ses formules de première année ? Même moi je vais les chercher sur le web et dans les livres pour les vérifier avant les cours, j'utilise un logiciel de calcul et un traitement de texte... Il serait malhonnête de leur dire que ce n'est pas ce qu'on fait réellement. Par contre, les former à l'utilisation pertinente de ces outils leur serait utile.

Mais c'est un pas que j'hésite à sauter. Je crains d'ouvrir la boîte de Pandore.
Veut-on vraiment créer un monde où tous les calculs sont gérés par des machines programmées par des personnes qui ne savent pas comment les faire eux-mêmes ? Ne va-t-on pas perdre tout un savoir-faire ? A force de ne rien mémoriser et de faire confiance à internet, ne vont-ils pas être tout simplement incapables de retenir même les choses les plus simples ?
Leur mépris de la difficulté et des choses qui ne les amusent pas ne sont pas qu'à mettre sur le compte d'une utilisation intensive et exclusive des supports multimédias. C'est aussi le résultat de l'effort qui a été fait par les collèges et les lycées pour rendre les sciences moins dépendantes des mathématiques et de ces abstractions que nous valorisions tant quand j'usais mes jeans sur leurs bancs. Aujourd'hui, ils ne voient pas pourquoi nous nous acharnons à modéliser les phénomènes physiques à l'aide des mathématiques. Continuer dans cette voie ne va pas les aider à comprendre à quoi ça sert ni à les armer pour leur futur.
Nous ne sommes pas là pour les divertir. Il faut les sortir de cette léthargie du téléspectateur, les forcer à prendre leur crayon et à chercher par eux-mêmes. Je ne pense pas que cette problématique soit nouvelle, mais avec les Y, c'est particulièrement compliqué.

Il faut donc réussir à concilier l'utilisation pertinente des outils qui, finalement, font réellement partie de notre univers, et l'acquisition d'un savoir-faire utilisant les mathématiques honnies et méconnues, ainsi que la langue qu'ils considèrent comme désuète. Le tout face à des personnes enthousiastes mais coutumières d'incivilités commises avec une naïveté désarmante.
C'est pas gagné.



Toutes illustrations en provenance de Wikimedia Commons.

9 commentaires:

  1. Une amie instutrice qui est bientôt à la retraite m'a dit que les petits CM1/CM2 ne réfléchissent absolument plus à rien. IL n'y a plus qu'un ou une par classe capable de donner une réponse adéquate quand elle pose une question qui demande un minimum de réflexion.
    Par exemple quand elle interroge les enfants pour qu'ils/elles lui disent où se trouve le tableau que l'on voit imprimé sur le page du livre dont ils/elles étudient les textes, les enfants répondent : Et ben là sur la page !". Un(e) seul(e) élève va tilter qu'elle demande l'endroit où il est exposé dans le monde. Autrefois la majorité des élèves tiltaient.

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    1. Et en parallèle, quand je lis les "projets d'école" de la maternelle de mon fils, j'ai l'impression qu'ils veulent en faire des génies : "initiation à la pensée scientifique : observer, émettre des hypothèses"...
      J'ai lu les nouveaux programme de terminale scientifique : ils y ont collé la physique relativiste et la physique quantique, deux énormes morceaux que je n'ai abordé que tard et qui me laissent encore souvent perplexe. Alors que j'ai toujours eu des étudiants qui ne sont pas capables d'effectuer un calcul de base et encore moins d'en interpréter le résultat.
      Il y a un décalage proche de l'absurdité entre ce que les pédagogues veulent faire d'eux et ce qu'ils sont finalement capables de faire.

      Cette réflexion qui leur manque, je suis sûre que c'est l'habitude de tout trouver tout de suite. Quand on était gamines, si on voulait apprendre un truc, il fallait chercher dans l'encyclopédie, trouver le temps d'aller à la bibliothèque, lire, comprendre, faire le lien entre différents articles, puis s'en rappeler. Maintenant on trouve tout sur wikipédia, tout de suite grâce à son terminal mobile, et ça restera à disposition. Plus de recherche, plus d'effort, plus de mémorisation. On a inventé la prothèse de cerveau.

      Je ne crache pas sur ces outils qui m'aident bien. Je regrette juste qu'on ne puisse s'en servir sans détruire la recherche et l'apprentissage chez la plupart des jeunes.

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    2. Tout à fait d'accord. J'ai vu la même chose en primaire en cours de français : enseigner au CM1 à concevoir des affiches publicitaires ! Ce que j'ai appris moi en communication visuelle bien après le bac ! Vraiment n'importe quoi !

      N'empêche que la France (l'Allemagne aussi) est sur ce plan très (bêtement) pressée d'en finir avec les méthodes anciennes. J'ai constaté qu'en Suisse, par exemple, on faisait encore apprendre des poésies, des fables et des extraits de pièces de théâtre par coeur aux élèves. Il en est de même dans les pays de l'Europe de l'est. Ce qui fait que ces gens sont très calés. Au final, cela pourrait être fatal pour les Européens de l'ouest.

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    3. On est passé d'un extrême à l'autre. Sous prétexte de ne pas "ennuyer" les enfants, on a complétement diabolisé la vieille méthode d'annonage de syllabes. Résultat les gamins "reconnaissent" les mots plus qu'ils ne les lisent et lisent gâteau à la place de bateau. Toutes les personnes que je connais qui font de l'aide aux devoirs dans des associations (par définition dans des familles qui ne peuvent pas rattraper le coup à cause de leurs horaires ou non francophones), font ce constat. Et ça ne sert à rien de vouloir faire des maths ou de la geo à partir du moment où les enfants ne comprennent même pas l'intitulé de l'exercice.
      Et les enfants n'ayant plus de contraintes d'effort (alors qu'ils en auront forcément dans leur vie d'adulte) sont perdus, frustrés et au final n'éprouvent plus de plaisir pour rien (ne pas connaître l'effort ou l'ennui, c'est ne plus apprécier les plaisirs à leur juste valeur)

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    4. J'ai eu la bonne surprise la semaine dernière de voir mes étudiants réagir positivement à ce discours : il faut bosser par vous-mêmes, faire des efforts... Quelques-uns, dans la salle, ont vigoureusement appuyé mes propos, en déclarant que c'était une évidence. Les autres, honteux, n'ont pu qu'acquiescer. Au bout de 3 mois dans la difficulté, ils commencent à comprendre. On verra si ça continue...

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  2. C'est fou, on enseigne ni la même matière ni au même public mais je me retrouve complètement dans ce que tu décris! J'ai les Y chinois, ce qui n'est pas triste non plus pour pleins d'autres raison en plus des tiennes (politique de l'enfant unique, culture éducative, etc). Je rentre en France justement parce que je n'en peux plus, je vois que ça ne va pas être gagné...
    Je constate l'effet délétère de toute cette electronique sur moi aussi: je suis devenue incapable de tenir le moindre raisonnement et d'organiser mes arguments. Pourquoi faire puisque quelque part sur internet quelqu'un l'aura fait mieux que moi?

    Je ne suis en revanche pas fan du par coeur "bête et méchant", juste pour faire du par coeur. Pour moi, c'est un bon exercice de mémoire mais sans plus. S'il y a par coeur (et il peut et doit être nécessaire à certains moments), il faut que ce soit réinvestit à un moment (comme lorsque je me tapais la glycolyse et le cycle de Krebbs en bioch quoi).

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    1. Je ne suis pas fan du par cœur non plus. Mon but en tant qu'enseignante est de leur faire acquérir un savoir-faire ; il y a bien sûr un minimum à savoir (vocabulaire, formules de base, propriétés mathématiques des outils qu'on utilise...) mais il y a surtout à comprendre. Il faut surtout qu'ils apprennent à faire leur travail, par la pratique. Le problème est qu'ils ne pratiquent pas, ils restent coincés devant leurs pages blanches sans savoir comment commencer le travail (pas tous, bien sûr, là je te parle des pires cas).
      Ca me frappe, ce que tu dis sur les raisonnements. C'est vrai que vu la quantité de données présentes sur le web, on n'a plus vraiment à chercher par soi-même, il suffit de trouver l'information. La recherche et le tri d'informations remplacent la réflexion. C'est assez flippant.

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  3. Oui, j'ai aussi les même buts, d'autant plus en tant qu'enseignante en langue (au final comme tous les trucs "pratiques" quoi). Je viens de commencer les sessions d'exam et cette année, presque personne n'a soumis de chose originale, que des scripts tirés d'internet, aucune prise de risque, du par coeur, du par coeur, du par coeur.
    En classe je leur demande de mettre leur téléphone de côté et rien à faire, même pour jeu anodin sur les verbes irréguliers :(. Je grince des dents régulièrement puisque en cours d'anglais oral, presque tout le monde fait les tâches données... en chinois (et je n'ai pas des débutants) (et ça c'est quand ils veulent bien parler).

    A te lire, je me rends compte que nous avons les même problèmes et que tout ne vient pas que de moi (je culpabilise beaucoup à l'idée d'être une mauvaise enseignante et je partage cette insécurité avec toi de la peur de "fauter", "chuter" dans leur estime, ne plus être celle qui détient le savoir "suprême").

    Pour les raisonnements, oui, je me suis rendue compte de ça depuis que je suis active sur divers forum et que j'ai fini mes étude il y a 2 ans. Mon cerveau s'est mis à ramolir à vitesse grand V et je suis devenue d'une paresse intellectuelle dingue! Pourtant je lis beaucoup mais pas d'en l'optique de le réutiliser.
    C'est sûr que l'abondance d'info n'aide pas forcément en fait et plutôt qu'analyser je "trie" en pertinant selon mon point de vue ou pas. J'accumule les articles pour pouvoir les ressortir mais je n'en fait pas de synthèse. Bref, j'ai l'impression de me transformer en singe savant. (bone t ce constat fait, maintenant, je fais quoi? ^^)

    Bon courage à toi pour les cours, en tout cas, ca ne te console pas mais je passe par exactement les mêmes choses que toi...

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    1. J'essaie autant que faire se peut de mettre en place avec eux un rapport sain. Je tente de gagner leur estime non pas en leur démontrant que j'ai le "pouvoir" mais que j'ai plus d'expérience et de connaissances qu'eux. Je ne suis donc pas là pour démontrer mon expertise mais pour leur transmettre mes connaissances. Quand je me plante, je l'avoue, et ils prennent ça très bien (enfin, faut pas trop se planter dans le 1er cours quand même ^^). Mébon en Chine c'est pas tout à fait pareil, j'imagine.
      Le mauvais enseignant, à mon sens, est celui qui oublie qu'il a en face de lui des jeunes qu'il doit aider à progresser, qui leur balance 3-4 notions dans le désordre et ne répond pas à leurs questions. Tant que tu gardes conscience que tu es face à des êtres humains et pas à un troupeau de moutons qui broutent ce que tu leur donnes, tu feras ton boulot au mieux de tes capacités !

      Pour en revenir aux raisonnements, personnellement, outre mes travaux de recherche, c'est le blog qui m'aide le plus. Je trie (un peu) les infos, je les mets en ordre et je restitue le tout, c'est un excellent exercice. Après, tu n'es pas obligée d'ouvrir un blog, tu peux aussi écrire juste pour toi.

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