dimanche 1 avril 2012

Jour de cours

Un jour d'hiver, en région parisienne...

6h00. Je me lève péniblement, en veillant à ne réveiller personne dans la maison. J'avale un café vite fait et je file en direction de ma station de RER dans le froid, non sans avoir jeté un œil attristé aux portes des chambres des enfants que je ne pourrai embrasser ce matin. Aujourd'hui, je donne deux cours d'électronique dans mon IUT de banlieue "chaude".
Je prends le RER avant l'heure de pointe. La rame est quasi vide. Je fais partie de la France qui se lève très tôt et qui fait des heures sup'. Pas pour gagner plus, si je voulais du fric je ne ferais pas ce métier, mais pour la satisfaction d'avoir apporté quelques connaissances à des gamins de banlieue qui pourront peut-être, s'ils travaillent bien, obtenir un emploi et sortir de la misère. Je n'exagère pas : certains n'ont pas les moyens d'acheter du papier pour travailler, et rendent leurs compte-rendus sur des feuilles récupérées en examen.

7h30. Me voilà arrivée, enfin. J'ai traversé les quartiers chics de Paris puis des cités. Je retrouve souvent seule dans le wagon, je ne peux pas m'empêcher de flipper.
Je suis en avance d'une bonne demi-heure. Je ne peux pas me permettre d'être en retard et, sur une heure et demie de transport, on a toutes les chances de rencontrer un pépin. Alors je prends de l'avance et, chaque jour, je peste de devoir me lever tôt pour attendre, seule, dans ma salle vide.
Je fais le café, je vérifie mes mails, je revois mon cours, je vérifie la présence de craies dans ma salle.

8h00. A cette heure-ci, on est censés commencer. Pourtant, je n'ai que deux étudiants, Ben et Thomas, sur les 20 que compte le groupe. Alors on attend les autres.
J'aime bien ces deux jeunes gens. Ils sont trop fatigués pour me parler, ce matin, mais par le passé nous avons eu des échanges intéressants. Ils arrivent d'Afrique, ils ont connu les cours par classe de 100 sur des aires de terre battue, et ne comprennent pas que leurs camarades de classe se plaignent de leurs conditions de travail. Ils sont bosseurs, motivés, et désabusés, du haut de leurs 18 ans.
Il fait si froid que les étudiants doivent garder leur manteau. On a des problèmes de chauffage. J'ai fait 2 facs et 3 labos, je n'y ai jamais eu chaud. Dire qu'il y en a pour dire qu'on vient profiter de la lumière et du chauffage...

8h10. Oh, Mohamed n'a que 10 minutes de retard, ce matin, il n'a pas raté son bus. Il entre, tout sourire, me demande des nouvelles de ma famille, me propose un biscuit du paquet qui lui sert de déjeuner. Derrière lui, trois de ses camarades sont entrés et ont posé leurs sacs sur la table. Ils ne sortent pas leurs affaires, ça non. Ils s'écroulent, bras croisés, sur leurs sacs, et s'endorment aussitôt.
Bon, ils sont 6, je commence. Je réveille tant bien que mal les dormeurs, les deux Africains les regardent d'un air narquois, Mohamed sort ses affaires en rougissant de honte de ne pas l'avoir fait de lui-même.

8h30. Ils arrivent un à un, se saluent, se tapent dans la main, commentent le match de foot de la veille. Ils ouvrent leur sac, pas pour sortir leurs affaires, mais pour sortir le 20 Minutes et finir le Sudoku. Je confisque les journaux à tour de bras, c'est super pour allumer la cheminée.
Mohamed est, comme d'habitude, de bonne humeur. Il blague, il m'écoute, il réagit avec enthousiasme, il motive ses camarades. C'est pas le meilleur de la classe, mais c'est sans doute le plus attachant.

8h45. Le responsable de formation passe la tête dans ma classe, compte rapidement les étudiants, leur demande de faire la leçon aux absents. Moi, je ne dis rien. Ceux qui ont séché ce matin sont les pires éléments du groupe : ils ne travaillent pas, ils empêchent leurs camarades de travailler avec leurs bavardages, ils sont impertinents et agressifs avec moi. Je préfère les savoir chez eux que dans ma salle.
Ils sont adultes, s'ils font des conneries, qu'ils assument ! Ils ne sont pas obligés d'être inscrits chez nous. Nous leur avons bien expliqué, à la rentrée, que s'ils sèchent les cours, ils n'arriveront  rien. Je vois déjà ce qui va leur arriver à la fin de l'année : ils échoueront, ils nous demanderont pourquoi, nous diront que nos cours étaient trop ennuyeux pour les intéresser, que nos examens étaient trop difficiles... Ils iront s'inscrire ailleurs en pestant contre nous, et ça recommencera.

9h. Ismaël arrive. Je le refuserais bien, mais il a un billet de la SNCF à la main. C'est marrant, le RER est toujours en retard juste après que j'en sois descendue.
Quand on arrive avec une heure de retard, on doit bosser plus pour rejoindre les autres. Ismaël ne semble guère s'en soucier : il bavarde avec ses camarades (ils adorent se traiter de pédés, ça les fait marrer), il regarde la poussière de craie tomber dans les rais de lumière traversant le volet cassé.

9h15. Le chahut devient insupportable. Je menace de virer les bavards et les dormeurs (ce qui me forcerait à faire cours à 3 élèves au plus...), ils se calment, sachant que je le ferais. Ismaël râle, disant qu'il me préfère quand je suis gentille. Comme si ça pouvait me faire plier... La veille, quand je l'ai croisé dans le couloir, il m'a complimentée sur ma tenue. Espère-t-il m'entendre glousser de plaisir à un compliment sur mon apparence ? Je glousse, certes, mais seulement quand je corrige une copie sans fautes. C'est pas lui qui va me faire glousser.

9h30. Ils ont perdu le peu de motivation que j'avais réussi à leur insuffler. Axel demande si la notion que je tente de leur inculquer tombera au DS. Je lui réponds, comme d'habitude, qu'il n'est pas là pour apprendre à passer des DS, mais pour apprendre un métier. Et comme d'habitude, ma réponse ne le satisfait pas. Il se contrefiche de son avenir, ce qui l'intéresse, c'est d'avoir la moyenne, c'est tout. L'avenir ? On se débrouillera. Je soupire, et je lui dis, sans mentir, que je n'ai pas encore préparé le sujet, et que je ne sais pas si ça tombera. Dans le doute, il faudra qu'il bosse...

9h45. Abdelkarim est un roublard. Je l'ai surpris à glander, il tente de m'entortiller avec des excuses à deux balles, soutenu par son voisin. Et puis il rigole de sa propre tentative, et il s'y met avec bonhomie. Et en deux secondes, il a trouvé le bon résultat. Ce garçon est désarmant.
Il voit bien que je me marre intérieurement. Il me connait. Il sait que je suis bonne cliente pour ces trucs-là. Il a même eu le cran de mettre des blagues et des mots gentils dans sa copie d'examen, le mois dernier, entre deux résultats parfaitement exacts.

9h50. La montre d'Ismaël avance. Il commence à ranger ses affaires.
Un tel manque de respect me ferait presque hurler. Je lui rappelle sèchement qu'on n'a pas fini ; il râle. Ben et Thomas, au fond, se moquent de lui. Ca fait longtemps qu'ils ont fini leurs exercices, ils ont expliqué la méthode à leurs voisins, ils ont résolu un exercice supplémentaire que j'ai exhumé péniblement de ma mémoire, et ils attendent maintenant la fin de la séance commentant leur cours (quand ils croient que je les entends) et la politique régionale (quand ils croient que je ne les entends pas), sans emmerder personne.

10h. Je les vire de la salle, pressée d'aller prendre un café. Ca fera du bien à ma gorge malmenée.
Mohamed vient me poser quelques questions. Il hoche la tête, et repart, content comme un gamin qui a un nouveau jouet.
Je file en salle des profs, saluant au passage les étudiants du second groupe qui commencent à arriver.

10h10. Je finis mon café en conversant amicalement avec le prof de maths qui vient d'avoir l'autre groupe. Je lui fais part des difficultés que nos étudiants ont eues pour le calcul du jour, et il s'étonne car il leur a fait travailler ce type de calcul quelques jours auparavant et ils n'avaient pas eu de problèmes. Ils oublient ce qu'ils ont vu pendant un cours sitôt la porte passée. Les maths, c'est en cours de maths, ailleurs ils sont incompétents.

10h20. J'ai 5 minutes de retard, car je sais que le prof de maths, emporté par son enthousiasme, les a laissés sortir à 10h05. Le second groupe est plus gentil, ils n'ont rien osé lui dire. Ils ne me reprochent pas mon retard, ils savent que j'ai discuté avec leur prof de maths et que ces minutes étaient un petit cadeau de ma part. Du moins, c'est ce que je leur fais croire : j'ai, moi aussi, besoin de ces précieuses minutes pour me remettre.

10h30. J'ai eu moins de mal à les mettre au boulot, mais j'ai dû lutter tout de même.
Laila s'est lancée tête baissée dans les calculs. Sélim, à côté d'elle, regarde ce qu'elle écrit et attend qu'elle ait fini pour lui demander des explications. Je lui demande de prendre son crayon et de faire lui-même l'exercice.
"Mais je ne sais pas comment faire !"
Je lui donne le point de départ : écrire ce qu'on connait, manipuler les expressions, appliquer les méthodes qu'on a vues en cours. S'il ne se rappelle pas de ces méthodes, il lui suffit de tourner les pages de son cours, on n'est pas en DS, il a le droit d'utiliser son polycopié. Il prend le paquet de feuilles froissé au fond de son sac et en tourne les pages, sans conviction.

10h45. Ils travaillent tous consciencieusement, et j'en profite pour m'asseoir. Après avoir couru pour prendre mon RER, j'ai passé toute la matinée debout, à courir de table en table pour aiguiller mes étudiants.
A la fatigue physique s'ajoute la fatigue nerveuse : la peur de dire une connerie et de perdre toute crédibilité à leurs yeux, la peur de ne pas savoir réagir de manière adéquate à leurs provocations, la peur de ne pas savoir être assez pédagogue (je n'ai reçu aucune formation pédagogique), la peur de ne pas savoir répondre à une de leurs questions (ma matière n'est pas ma spécialité), la peur qu'un d'entre eux devienne agressif (on m'a tellement raconté d'histoires dramatiques)...
J'ai été réellement surprise de constater la difficulté physique et nerveuse de mon métier. Après mes premiers cours, j'étais incapable de parler de la soirée. Aujourd'hui, cela va mieux, j'ai juste des douleurs aux jambes. Les collègues disent qu'on s'habitue, mais que je dois m'économiser pour ne pas finir avec une maladie professionnelle.

11h. Mehdi m'appelle. Il me montre le résultat de son calcul : "C'est ça ?"
Son raisonnement tient et son résultat est proche du résultat attendu, moyennant un arrondi trop cavalier. Il n'a pas l'air de comprendre. Les notions d'exactitude, d'approximations, d'erreur d'arrondis, ça leur passe au-dessus de la tête. Ils sont jeunes, et c'est à nous de le leur apprendre.
Je crois que le plus décourageant, c'est l'absence totale de recul de leur part. On peut leur dire ce qu'on veut, ils ne réfléchissent pas. Le calcul est toujours exact, l'arrondi jamais approximatif, la mesure toujours parfaite. Seul le prof peut cautionner un résultat, ils ne cherchent pas à savoir par eux-mêmes s'ils ont raison ou tort. Un résultat délirant, comme un frigo en parfait état de marche conservant une température de 200°C, ne les surprend pas.
Dans leur esprit, la Science dispute à la Religion le terrain de la Vérité. La leçon est un prêche, il faut accepter les notions scientifiques sans les remettre en question, apprendre sans comprendre, étudier sans juger, résoudre les problèmes avec les méthodes rituelles. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant qu'ils n'aient pas envie de travailler : quel est l'intérêt de manipuler des outils scientifiques sans chercher à comprendre à quoi ils servent et sans questionner leur adéquation au problème ? Alors on cherche à les émerveiller avec des résultats étonnants : l'immensité de l'Univers, la vitesse de propagation d'une onde... Ça ne marche pas : ils croient trop aux miracles pour que la Science les étonne.
Comme la Religion, la Science est le domaine des initiés. La Vérité leur est inaccessible, à eux, les petits scarabées. Ils ne font pas le lien entre le résultat théorique et la vie réelle, ils ont bien trop peur de réaliser qu'ils ont raison, qu'ils ont réussi à percer le Mystère. C'est Interdit. Ils se sabordent, de peur de devenir des Initiés. De plus, s'ils arrivaient à devenir des Scientifiques, ils n'auraient plus le droit au Paradis promis par la Religion...
Nous, profs, sommes des prophètes de la Science et nous dispensons la Vérité. Notre parole ne saurait être mise en doute, sauf si, une fois, nous commettons une erreur : nous devenons alors à leurs yeux de faux prophètes méritant leur mépris.
La Vérité scientifique, hélas, ils n'y croient pas, ils font semblant de l'accepter pour nous extorquer un diplôme qui leur permettra de décrocher un emploi, mais elle reste, à leurs yeux, suspecte, car elle questionne la Religion. Et s'il leur fallait choisir entre les deux...

11h20. Sélim s'est décidé à prendre son crayon.
Merde, il dessine. Je l'engueule, il soupire, je l'emmerde à le forcer à bosser. Il ne dit rien, il sait que j'ai raison, et de toute manière il n'a pas envie que Laila se moque de lui.

11h30. Je déambule dans la salle en réveillant les dormeurs. Guillaume planque un petit bout de papier sous ses cours : un sudoku découpé dans le journal. Comment peut-il remplir les sudoku avec une telle efficacité et ne pas être foutu d'appliquer la loi d'Ohm ?

11h40. "Madame, j'ai trouvé une résistance négative, c'est pas possible, hein ? Non ? Si ?" Merci de te poser des questions, Amine. Ça me redonne un peu de courage. Maintenant, il faut que tu apprennes à avoir confiance en toi, et que tu comprennes que ton doute est aussi légitime qu'un froncement de sourcils de ma part.

12h. Laila a trouvé la solution de l'exercice et explique sa méthode à ses voisins. Ils recopient ses résultats ; elle leur rappelle en riant que ça ne sert à rien, qu'il faut qu'ils trouvent tout seuls. Sans plus de résultats que lorsque je le leur dis moi-même.

12h15. Enfin, j'ai fini la matinée. Ils sont aussi longs à partir qu'à s'installer, entre ceux qui finissent de recopier la correction des exercices au tableau et ceux qui discutent, comme s'il ne fallait pas se dépêcher de manger pour ne pas être en retard aux cours de l'après-midi.
J'efface le tableau en soupirant. Je ramasse les feuilles d'appel ; les tableaux sont à moitié vides. Fatima était encore absente, elle m'inquiète. C'est une jeune fille brillante, je n'aimerais pas qu'elle gâche ses chances.

12h45. Me voilà avec mes collègues avec un sandwich OGM-vache folle-huile de palme (c'est tout ce qui restait à la cafèt'). Nous buvons des litres de café pour tenir le coup. Nos paroles sont parfois dures à l'égard des étudiants, c'est l'énervement, la déception, l'épuisement qui parlent. Aucun d'entre nous ne serait là s'il ne croyait pas, fondamentalement, pouvoir leur apporter un peu plus qu'un diplôme : un peu de savoir-faire, de connaissance, de recul. Et peut-être qu'un ou deux pourront réfléchir, faire la part des choses, remettre en question le monde dans lequel ils vivent...
Il faut y croire. Je connais de vieux profs désabusés, je ne veux pas finir comme eux.

13h30. Je passe l'après-midi à préparer mes cours suivant. Il me faut généralement trois heures de préparation pour une heure de cours. Je ne peux pas me permettre de reprendre bêtement les cours des années précédentes : les programmes changent, mes étudiants n'arrivent plus avec le même bagage (le leur est de plus en plus léger et de moins en moins utile), les technologies évoluent, je ne peux pas leur apprendre à utiliser une technologie qui était has been il y a 15 ans.

15h. Je passe dans les salles de TP pour les ranger et les réorganiser. Les salles sont toujours en désordre. Les étudiants ne rangent rien. Ils s'imaginent sans doute que les affaires se rangent toutes seules comme par magie, comme à la maison où règne une petite fée répondant au doux nom de Maman.
Donnez-leur trois boîtes, une avec des fils rouges, une avec des fils bleus, une avec des fils noirs, où rangeront-ils leurs fils bleus ? Par terre, bien sûr. Avec leurs papiers de bonbons.
Là, tout de même, je m'énerve. Qu'ils n'aient aucun recul scientifique, c'est normal, ils sont jeunes. Qu'ils n'aient qu'une connaissance réduite des bases de mathématiques et de français, c'est parce que le lycée ne leur donne plus les moyens de faire mieux. Qu'ils ne travaillent pas, c'est par manque d'intérêt, ils finiront bien par comprendre que les sciences et technologies peuvent être fascinantes. Mais ne pas ranger les salles et y laisser trainer leurs ordures, c'est un manque de respect élémentaire pour les autres. Je veux bien lutter contre l'inculture et l'ignorance, même sans formation, même sans reconnaissance, mais je ne peux rien faire contre l'irrespect et l'indifférence...
Allez, retour dans mon bureau pour créer des affiches singapouriennes : "Toute table non rangée entrainera une baisse de la note de TP".  Police 40, gras, souligné, avec le logo de la formation pour faire officiel. Je me retrouve à les fliquer comme des gosses. Ce sont des gosses... dont certains ne sont pas très bien élevés. 

15h30. Laila et Abdelkarim frappent timidement à la porte de mon bureau. Derrière eux, Sélim et Mohamed me saluent gentiment.
Laila et Abdelkarim faisaient ensemble un exercice d'électronique que j'avais donné pour réviser les examens et se disputaient amicalement sur le résultat. Je donne raison au second, trouve l'erreur de calcul qu'a faite la première qui repart, un peu vexée mais soulagée d'avoir le fin mot de l'histoire. Abdelkarim ne fanfaronne pas, il réexplique le raisonnement à ses camarades. Ils me remercient chaleureusement avant de repartir, ravis de trouver leurs professeurs si disponibles. Au lycée, la salle des profs étaient trop petite pour contenir tout le monde, les profs rentraient chez eux sitôt les cours terminés. Nous, on n'a pas de chauffage, mais on a des bureaux.
Leur passage me rappelle que mes collègues doivent être en pause. Je sors les saluer. La prof de mécanique me dit que les élèves n'ont pas été très attentifs. Certains profitaient de son cours pour faire des exercices d'électronique. Oups...

16h30. Je repars. Il est tôt, mais j'ai du chemin à faire pour rentrer. Puis, il faut récupérer les enfants, passer un peu de temps en famille, et bosser encore un peu avant de dormir. La mise en place de mes activités d'enseignement me prends tout mon temps, mes travaux de recherche n'avancent pas, et l'AERES passe bientôt pour nous dire ce qu'on vaut.
Je traverse les couloirs de l'IUT. Les étudiants sont en pause, ils prennent un café. Guillaume et Ismaël font semblant de ne pas me voir, Mehdi et Axel me saluent poliment mais froidement, tandis que Mohamed, Abdelkarim, Amine, Laila et Sélim me sourient avec quelque chose qui ressemble à de la reconnaissance. J'avoue... ils ont beau me rendre dingue, je les adore, mes petits.
Ils ne travailleront pas ce soir, je le sais. Certains ont un emploi, d'autres doivent veiller sur la fratrie. J'ai même appris que l'un d'entre eux avait perdu son logement et était hébergé chez son frère. Ils passeront leur soirée collés devant la télé ou l'ordinateur pour oublier leur journée difficile et reviendront avec un déficit de sommeil demain pour passer une autre mauvaise journée.
Et nous ? On sera là, en avance, carburant au café, soupirant devant leur manque d'enthousiasme et de maturité, riant de leurs pitreries, explosant de bonheur et de fierté chaque fois que l'un d'entre eux prononce cette petite phrase toute simple :
"J'ai compris."


Note : Ce récit est fictionnel mais basé sur des événements réels, que j'ai vécus personnellement ou que mes collègues m'ont racontés.

8 commentaires:

  1. il y a un paragraphe qui me semble très important. c'est celui expliquant l'attitude des élèves à l'égard de la science, réinvestissant l'éducation religieuse, la méthode d'apprentissage du par coeur sans réfléchir, dans leurs apprentissages scolaire.

    ça me semble central. cette attitude est en fait plus largement répandue que parmi les populations ayant encore une éducation religieuse.

    les autres remarques concernant l'objectif de la note etc... sont en fait du même ordre. ils veulent parce qu'on leur apprend à vouloir ça : du rapide, du facile, de l'immédiat, de la certitude, de l'avoir.

    j'ai enseigné moi aussi dans les classes primaires, collèges lycées et iut des matières scientifiques comme des matières littéraires. et j'ai observé dans toutes les disciplines la même attitude chez des populations de tous âges et de toutes origines culturelles.

    dans la vie professionnelle, hors cadre de formation, ça se retrouve aussi de façon moins évidente toute fois.

    y'a tout à la fois la soumission à un ordre établi et le besoin de certitude, donc de facilité de résultat immédiat.
    et rares sont ceux qui réagissent ou agissent autrement, comme les quelques élèves intéressants et motivés dont vous parlez.
    ben après, dans la société, c'est pareil.

    désespérant.

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    1. Oui, quand j'ai compris ce que j'ai écrit dans ce passage que j'ai eu envie d'écrire ce texte.
      La plupart des profs avec lesquels je bosse mettent ça sur le compte de cette génération, de la religion omniprésente dans les quartiers pauvres d'où viennent nos étudiants. Faut dire qu'il y a de ça. Mais je ne crois pas que ce soit juste cette génération venant de ces quartiers-là. C'est juste plus évident pour eux, car ils n'ont pas le snobisme de cacher leur inertie mentale.

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  2. Je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire, mais j'aime beaucoup ton blog, ces articles de vie y compris. Celui-ci a un ton tellement désabusé, mais il s'y niche des petites minutes d'espoir, qui font tout.

    Je me suis souvent fait la réflexion que les gens apprenaient parce qu'on leur demande, pour avoir une bonne note, peu importe le contenu. Je suppose que j'ai également été comme ça. Dans mon parcours, j'ai trouvé qu'il y avait une fracture énorme entre le lycée et la fac, puis entre la licence et le master. C'est en master qu'en tant qu'élève, j'ai apprécié la connaissance en tant que telle, avec des petites choses. Par exemple un prof qui répond à ma question par "Ah oui, j'y avais pas pensé tiens". Tout à coup on réalise qu'on est capable d'égaler les gens dont on admire la connaissance.
    Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs (hors sciences et/ou hors université).
    J'aime bien également le passage où tu dis ne pas faire ce métier pour l'argent. C'est encore un point que beaucoup de gens ne comprennent pas. J'ai du prendre un petit boulot pendant mon master, et les gens me demandaient ce que je voulais faire (et pourquoi je me crevais autant, parce que ça n'a pas été simple tous les jours). "De la recherche". "Et c'est bien payé ?". "Non, du tout, mais c'est pas grave !". Stupeur.
    Je trouve ça dommage, je ne sais pas comment je ferai si je ne m'éclatais pas au boulot ! (déjà que quand on s'éclate c'est pas toujours simple)

    Bref, je ne sais si mon commentaire est particulièrement utile, mais il m'a fait quelque peu réfléchir, moi qui pourra l'année prochaine (2è année de thèse) commencer à enseigner en TD/TP et qui depuis longtemps en a envie. Je ne sais pas comment ça va se passer mais j'espère que j'aimerai toujours ça ^^

    Merci pour cet article ^^

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    1. Et merci pour ce commentaire ! :-)

      Je pense qu'on est touts passés par la phase d'apprentissage pour la note. Il faut un projet et du recul pour en sortir. Là, c'est particulièrement frustrant. Ils sortent de situations familiales difficiles, et ne pensent qu'au pognon. Ils veulent en avoir, pour cela il leur faut un job, n'importe lequel, et un diplôme. Ils ne sont pas là par passion mais parce que les autres formations n'étaient pas à leur portée...

      J'ai, parmi mes projets de textes, un récit de mon premier cours, ça pourrait peut-être t'aider ?
      En tout cas, je n'ai connu personne qui aie été dégoûté de l'enseignement. C'est dur, mais quand tu en as un qui comprend, c'est le Nirvana ! :-)

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    2. euh... là je sais pas hein, mais moi j'ai rencontré pas mal de vieux collègues dégoûtés de l'enseignement justement parce qu'ils s'y étaient donnés en profondeur et étaient de bons pédagogues. moi-même j'ai été touché par ce dégoût qui revient très vite au bout de quelques semaines quand j'ai un petit contrat de remplacement... évidemment, c'est toujours des remplacements là où tous les autres ont craqué avant moi (les autres vacataires présentant des habitus beaucoup plus respectables que les miens).
      c'est d'ailleurs pas tellement le dégoût du travail d'enseignement qui nous touche. c'est le dégoût social des élèves abrutis de cultures télévisuelles et d'idéologie consumériste et individualiste phallocrate égoïste.
      alors on fait son contrat mécaniquement pour garder le boulot le plus possible. mais c'est tout. et on ment à tout va aux employeurs pour décrocher un autre contrat.
      et quand ça se termine, on se dit merde je retourne au désert du chômage. mais ouf, je n'ai plus à les endurer.

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    3. Je pense que c'est logique dans leur contexte personnel... Ils pensent que seul l'argent peut les faire sortir de la misère et/ou ne pas vive comme leurs parents. Après, c'est clair que ce doit être frustrant pour un enseignant.

      C'est très gentil de ta part de me proposer ton texte, j'accepte avec joie =)

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    4. @ Paul : Contre le dégoût, je tente de ne rien attendre des étudiants. Je donne tout ce que j'ai, à eux d'en faire quelque chose, c'est LEUR responsabilité. Je ne m'attends pas à ce qu'ils soient nombreux à en profiter, quelques-uns suffiront à me rendre heureuses. On verra dans quelques années ce que ça donne.
      Cette culture télévisuelle et consumériste, j'ai été élevée dedans, elle me navre mais elle fait assez partie de ma vie pour que j'aie pu développer une résistance.

      @ Pyrope : C'est exactement ça, je pense. Mais j'ai enseigné dans un contexte aisé, ils veulent aussi du fric... Pour garder le même niveau de vie que leurs parents.
      Il faut surtout se mettre à leur place. On voulait quoi, nous à 18 ans ? On avait un vrai projet ? Une vraie passion ? Un plan de carrière ? Je sais pas pour vous, mais moi je suis allée là où les conseillers d'orientation m'ont envoyée et j'angoissais à l'idée de quitter le nid et de ne pas avoir de quoi vivre. Je ne pense pas qu'on soit nombreux à avoir un vrai projet à 18 ans, en tout cas pas parmi les étudiants en sciences.

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  3. je comprends bien votre idée Kalista, mais y'a pas besoin d'attendre quelque chose des élèves ou même de l'enseignement en tant qu'activité pour être dégoûté au bout d'un certain temps de pratique et d'investissement : on s'investit en cherchant à obtenir un résultat de sa propre pratique. et au bout d'un certain temps d'expérience, de modifications et adaptations diverses de sa pratiques, on observe qu'on n'obtient... rien et qu'en revanche on subit la méchanceté, la bêtise, la haine, le mépris d'une majorité silencieuse manipullée par une minorité active.
    on tient un certain temps en se disant qu'on est payé pour faire de la garderie, du temponnage social etc...
    et puis à force de se faire malmener
    un jour
    on s'écroule

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