mardi 22 octobre 2013

Baisers volés

Agressions sexuelles minimisées

Il y a quelques mois, un article publié à propos d'une des photos historiques les plus célèbres, montrant un soldat embrassant une jeune femme a New York a fait scandale. La jeune femme n'avait pas consenti à ce baiser, il s'agissait dons d'une agression sexuelle commise en pleine rue. Le terme avait paru exagéré.

La Toile s'agite en ce moment à propos d'une vidéo "humoristique" présentant un homme forçant des femmes à l'embrasser. Je ne publierai pas ici le lien vers la vidéo pour ne pas lui faire de publicité non méritée et je ne citerai même pas son nom. Vous retrouverez facilement ces données... Le site Madmoizelle rappelle à juste titre qu'embrasser quelqu'un de force constitue une agression sexuelle.
Et ce matin, dans ma revue de presse, je tombe sur des titres minimisant les faits :  on nous parle de "baisers volés". Ailleurs on lit que la vidéo "donne la nausée aux femmes", comme si seule une partie de la population pouvait être révulsée par une agression sexuelle. L'auteur de la vidéo avoue avoir été maladroit, dit que les femmes de la vidéo ont juste trouvé ses agissements un p'tit peu bizarre et ne se sont pas senties agressées.
Où est donc le problème ? Encore ces féministes qui s'énervent pour rien ?...

Bise volée

Il y a 8-9 ans, je ne sais plus trop, je me promenais dans la rue, en plein après-midi, dans un quartier sans histoires, près d'une route très passante. 
J'aime bien marcher, comme ça, dans les rues, juste pour le plaisir. Je marche vite, avec la musique une musique péchue sur les oreilles, perdue dans mes pensées et mes rêves. Je ne fais pas trop attention à la tête que je fais, et souvent je fais la tronche.
Ce jour-là, un homme m'arrête. Il est grand, pas très costaud, mal coiffé, avec un côté je-suis-un-artiste-incompris. Moi, croyant qu'il voulait un renseignement, je débouche une de mes oreilles avec regret. 
"Ben alors il faut sourire, Mademoiselle !"
Qu'est-ce qu'il me veux celui-là ? Son côté bohème pourtant me plait, car oui, un sourire ça éclaire le monde... Alors ça me fait sourire presque malgré moi. 
"Voilààà ! C'est quand même mieux ! Maintenant, fais-moi la bise."
Là, je ne souris plus. J'ai pas envie de l'embrasser, même sur les joues. 
Mais il insiste.
Et là je me demande pourquoi je résiste. C'est pas grand-chose une p'tit bise.
Mais je ne le connais pas. J'ai peur. Un taré qui t'aborde dans la rue pour te donner de faire un effort pour lui plaire... De quoi il est capable ?
C'est rien, il veut être sympa, c'est tout. Je pourrais être sympa, merde !

Je l'ai fait. J'ai pas trop eu le temps de réfléchir, sa joue piquante était déjà contre ma bouche. J'ai retenu ma respiration pour ne pas sentir son odeur. Je suis partie après avoir bredouillé un au revoir, vite.
Je suis rentrée en vérifiant qu'il ne me suivait pas et j'ai fermé la porte à double tour. Et le lendemain je ne suis pas sortie.
Je n'en ai jamais parlé à personne.
Une p'tite bise, c'est rien, hein, je ne vais pas en chier une pendule, que je me disais. Il n'y a rien à dire.
Puis j'ai compris qu'il s'était joué de moi, et je me suis sentie conne. Pourquoi je me suis laissée faire ? Pourquoi j'ai souri, pourquoi je lui ai fait la bise ? Comment ai-je pu le laisser prendre la direction des événements avec juste quelques mots ? Alors comme j'avais honte, j'ai continué à me taire.

S'écouter

Après cette expérience, je peux tout à fait comprendre qu'on qualifie un baiser obtenu par la contrainte, par la surprise, par manipulation... d'agression. Pour une simple bise, pour un contact physique léger, je me suis sentie humiliée, et abusée. Alors pour un baiser...
Chacune son ressenti. Peut-être que les femmes qui ont autorisé la diffusion de la vidéo ne l'ont pas ressenti comme une agression, qu'elles se sont dit que ce n'était pas grand-chose. Peut-être qu'elles s'en foutent, peut-être qu'elles ont nié leur mal-être. Je ne sais pas. J'espère simplement que s'il y en a qui se sentent mal à l'aise, elles sauront d'une manière ou d'une autre que ce n'est pas de leur faute.
Face à ce genre de situation, nous les femmes avons tendance à nous taire et à culpabiliser. "Pourquoi est-ce que je me sens mal ? Ce n'est pas grand-chose. Je suis trop sensible, je suis trop bête."
"Si j'étais sympa je pourrais prendre sur moi. Je suis vraiment une garce."
"Je devrais être contente qu'on s'intéresse à moi. Il ne l'aurait pas fait s'il ne m'avait pas trouvée désirable. Je ne sais vraiment pas apprécier la chance que j'ai."
Et ainsi de suite.
C'est le Traité contre le sexisme ordinaire de Brigitte Grézy qui m'a permis de mettre les mot sur ce que je ressentais. Les sentiments ne naissent pas par hasard, il y a quelque chose qui les provoque. Quand on est mal à l'aise, ce n'est pas parce qu'on fait une montagne d'un rien, c'est parce qu'on est dans une situation qui met mal à l'aise. Et que la situation soit le fait d'un vicieux ou d'une personne maladroite ne change rien à la légitimité du sentiment
On a le droit de se sentir mal à l'aise. On a aussi le droit de ne pas avoir envie d'embrasser un inconnu. On a le droit de dire non, même si toute notre vie on nous a répété qu'il fallait être séduisantes, disponibles sexuellement et reconnaissantes quand un mâle nous fait l'aumône d'un jugement positif sur notre apparence.

Le droit à disposer de ses lèvres, encore un combat d'arrière-garde

C'est vrai, il y a pire, dans la vie. Un p'tit bisou, c'est pas un viol en réunion, quand même. 
D'ailleurs, pourquoi s'exciter sur un baiser volé alors qu'il y a 75000 viols par an en France ? 

Parce que bien que ce ne soit pas un crime, c'est tout de même un délit. Se prendre un coup de poing dans la rue, c'est moins grave que se faire péter les deux genoux à coup de barre à mine, certes. Pourtant, l'auteur du coup de poing doit être puni, non ?
Donc moins grave, ça ne veut pas dire pas grave.

Et puis cette affaire ne peut être séparée de son contexte. Justement, en France, s'il y a autant de viol, ce n'est pas seulement à cause de quelques pervers hyperactifs. Il existe un truc qui s'appelle la culture du viol, qui se base sur des mythes véhiculés entre autres par les médias, encourageant le passage à l'acte, détruisant un peu plus les victimes. Cette vidéo, ainsi que tous les comportements maladroits ou lourdingues de boulets supposant qu'ils ont le droit de nous traiter comme de la viande renforcent cette culture.

Pour lutter contre le viol, donc, il ne suffit pas de faire enfermer les psychopathes jusqu'à ce qu'ils crèvent. Il faut aussi lutter contre toutes les représentations qui poussent les hommes à croire qu'ils peuvent disposer de notre corps (ou simplement d'une partie) à leur guise et les femmes à se sentir coupables d'en souffrir.



5 commentaires:

  1. Là derrière il y a aussi la socialisation à la francaise : le sourire obligatoire. Dès l'enfance on te dit de sourire et si tu ne souris pas tu te fais rabrouer. Donc tu vas avoir le réflexe conditionné de sourire parce que prise en flagrant délit de non sourire.
    L'agresseur t'accroche avec cette culpabilité inculquée dans l'enfance. Ne pas sourire est pratiquement synonyme d'être "mauvais(e)".
    Après cela tout devient facile.
    C'est un procédé qui ne peut pas fonctionner dans un pays nordique car il n'y a pas cette obligation de sourire inculquée aux enfants en France.
    Toutes les agressions marchent à partir d'une injonction intégrée dans la petite enfance. C'est pour cela que. malgré que tu aies eu parfaitement conscience de la situation, tu n'as pu t'y soustraire.
    Les prédateurs savent bien comment sont socialisées les filles et jouent là-dessus.
    La peur d'être assimilée à une harpie est plus grande que la répugnance d'avoir un contact physique avec un inconnu.
    En France, on oblige aussi les enfants à embrasser des inconnus sous peine de sanction.
    On apprend très tôt à passer outre la répugnance aussi naturelle que légitime de poser sa bouche sur de la peau humaine de circonstance.
    En Allemagne, par exemple, on n'oblige pas les enfants à embrasser des gens.
    Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que les femmes ne se font pas piégées aussi parfois par des types de ce genre. Mais alors ils sont contraints de ne s'adresser qu'aux filles qui dégagent un grand manque d'assurance et un grand besoin d'affection.

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    1. Je n'ai jamais tellement accroché à l'injonction du sourire, personnellement (oui, je sais, je suis un cas).
      Ce qui marche surtout avec moi, c'est le besoin d'approbation. J'ai besoin qu'on me dise que ce que je fais est bien (c'est un autre grand classique !). Et du coup, je voulais qu'on approuve mon attitude dans la rue. Comme si je devais gagner le droit de me balader...

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  2. Embrasser une femme de force, c'est un viol. Les conséquences psychiques pour la victime peuvent être aussi graves que celles d'un viol. Et si l'agresseur commet ces viols, c'est pour rabaisser la victime, la souiller, la terroriser, la déshumaniser et la détruire.

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    1. Faudrait peut-être voir à conserver son sens de la mesure...

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    2. Je suis assez d'accord avec Euterpe : il ne faudrait pas obliger les enfants, notamment les petites filles à faire des bises à n'importe qui, et les laisser choisir qui elles veulent embrasser. Je n'ai jamais aimé les contacts physiques de circonstance (professionnels ou même familiaux avec des gens qu'on voit une fois par an, par ex) et quand je veux embrasser quelqu'un pour lui montrer mon affection, je lui demande la permission. Il faut arrêter ces intrusions dans la bulle de l'autre pour tout et n'importe quoi. Même remarque pour le masculin serrage de louche à propos de tout : se saluer sans se toucher est tout à fait valable, ça n'enlève rien à la courtoisie qu'on doit aux autres !

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