jeudi 7 avril 2011

Le sexisme n'est pas l'apanage du pauvre

Ca ne prend qu'une ligne dans ma page de statistiques, mais c'est énorme : "Au moins 60 millions de filles sont "manquantes" dans de nombreuses populations, la plupart en Asie, en conséquence d'avortements sélectifs, infanticides et négligences." Deux pays sont particulièrement touchés : la Chine, où la politique de l'enfant unique fait des ravages, et l'Inde, où la naissance d'une fille est une catastrophe pour les familles qui peineront toute leur vie à rassembler sa dot.
Sur le sujet, dans les médias, c'est silence radio, sauf quand il s'agit de souligner que les hommes, dans ces pays, ont du mal à se marier.

Le site Egalité vient de publier un article sur le dernier recensement en Inde : "Les premiers résultats du recensement national de l’Inde, qui viennent de paraître, ont confirmé les craintes : le déséquilibre chronique entre les sexes s’est aggravé en dix ans." En cause, les avortements sélectifs : "Les avortements basés sur le sexe du bébé sont certes interdits, mais la pression sociale exercée sur les femmes pour engendrer des garçons est la plus forte, et les familles trouvent des alliées objectives dans les milliers de cliniques privées qui ont fait de l’avortement sélectif une activité fort lucrative."
Jusque-là, rien de nouveau. Et rien ne bouge.

On imagine le couple de paysans du Punjab qui vient d'apprendre que l'enfant que la femme porte est une fille. Dans sa maisonnette propre mais exigüe, elle soupire, contemple les meubles achetés avec sa dot, (leur seules possessions) et hoche la tête quand son mari lui tend le dépliant d'une clinique que son voisin lui avait donné, au cas où. Elle ira demain, sans savoir que sa fille aurait pu avoir un tout autre destin.

Ah, comme il est tentant de peindre un tableau à la Zola, de dire "c'est pas de leur faute, ils n'ont pas le choix, c'est la misère" ! Mais non : "On pourra toujours dénoncer une pratique obscurantiste, liée à la pauvreté et à l’ignorance. Mais il n’en est rien. La sociologie de l’élimination prénatale montre qu’elle est plus élevée dans les régions riches (Punjab, Haryana, Delhi, Maharashtra…) que dans les régions pauvres, plus élevée dans les villes que dans les campagnes, plus élevée dans la classe moyenne que parmi les classes populaires et plus élevée dans les hautes castes que parmi les basses castes. En un mot, le rejet des filles est plus important parmi les classes moyennes émergentes, ces groupes sociaux urbains, éduqués et tournés vers le monde, qui bénéficient à plein du développement économique, mais qui pratiquent aussi les dots les plus élevées." Ce sont donc ceux qui peuvent payer la dot qui préfèrent garder leur part du gâteau.

La violence sexiste n'est pas le résultat de la misère, du désespoir et de l'ignorance. Dans le cas des violences conjugales, par exemple, toutes les catégories socio-professionnelles sont touchées : il n'y a pas que les chômeurs (forcément alcooliques) et les ouvriers (forcément ignorants) qui battent leurs femmes, les cadres supérieurs le font aussi. Le sexisme n'est pas l'apanage du pauvre.

On imagine, avec simplisme et condescendance, que le pauvre n'est qu'un abruti qui n'a pas été fichu de décrocher un diplôme, que ça le rend malheureux, qu'il se sent faible, diminué, frustré, et qu'il se défoule sur sa femme. Si en plus il vit dans un pays en voie de développement (chez les arriérés, quoi), il va se laisser fanatiser par les religieux et appliquer les coutumes sans réfléchir, quitte à faire souffrir sa famille (d'ailleurs, il est persuadé que c'est pour leur bien, cet idiot).
Mais on n'imagine pas aussi facilement qu'on peut être pauvre et intelligent, pauvre et heureux, riche et stupide, riche et malheureux. Pourtant ça existe.

La violence sexiste touche toutes les classes sociales. La réduire à un dérapage de désespéré, dire que ses auteurs ne sont que des imbéciles ou des psychopathes minimise le phénomène et évite de se poser des questions. On se dit "je ne suis pas désespéré ça ne me concerne pas, je ne suis ni auteur, ni victime", et on peut continuer à frissonner devant le journal télé. C'est dans cette inconscience que le système sexiste se reproduit de génération en génération.

Illustrations : 
Sex ratio en Chine, forum SCPO
Sex ratio en Inde, CAIRN.info
George Wesley Bellows,
Drunk Father, 1923 ou 1924

2 commentaires:

  1. Ton billet m'a amenée à la reflexion suivante: l'alibi de la misère sociale qui expliquerait la violence sexiste permet de déplacer le problème de la classe de sexe vers la classe sociale et d'évacuer toute hypothèse de violence sexuée.

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  2. Oui, c'est vrai. C'est encore une tentative, assez réussie ma foi, d'empêcher les femmes de se sentir solidaires au sein d'une même classe.

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